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Elsevier - PMC COVID-19 Collection logoLink to Elsevier - PMC COVID-19 Collection
. 2021 Jun 26;181(5):389–395. [Article in French] doi: 10.1016/j.amp.2021.06.003

Le repas thérapeutique en hôpital de jour de pédopsychiatrie à l’épreuve des contraintes sanitaires : thérapie institutionnelle et Covid-19

Therapeutic meals in a psychiatric day hospital for children and sanitary restrictions: Institutional psychotherapy and Covid-19

Florent Amadei 1
PMCID: PMC8233847  PMID: 34219745

Abstract

Dans le contexte de la pandémie due à la COVID-19, l’hôpital de jour de pédopsychiatrie pour enfants Pordegui du centre hospitalier de Montauban a tout d’abord, comme beaucoup d’établissements de soins ambulatoires, fermé ses portes en mars 2019. Le premier confinement a ainsi eu un impact fort quant à l’accessibilité aux soins pour des patients particulièrement vulnérables. À l’heure du déconfinement, du respect des règles d’hygiène et des gestes barrières, nous constatons que le cadre thérapeutique de l’institution est toujours impacté. Cet article vise ainsi à documenter les réflexions sur les effets que les aménagements actuels, inhérents à la situation sanitaire de pandémie, semblent produire dans l’organisation des soins en hôpital de jour de pédopsychiatrie en prenant appui sur l’exemple des repas thérapeutiques. Ces derniers ne semblent plus aller de soi alors que les conditions qui paraissent minimales à ce temps de soin ont été rétablies Celles-ci comprennent un cadre répétitif, structurant et sécurisant : horaires, fonctionnement, modalité collective avec régularité des personnes en présence, disponibilité des soignants ainsi qu’un temps de reprise sous forme de réunions institutionnelles. Toutefois, nous avons repéré des manifestations individuelles et groupales auprès des patients que nous n’avons pas mises en évidence de manière si singulière dans les autres temps de soin réinstaurés à la réouverture du service. Nous avons mené une analyse en situation, à partir de nos observations, de notre expérience vécue auprès des patients et de regards croisés (psychothérapie institutionnelle et phénoménologie) pour comprendre ces mouvements et mettre en lumière ce qui semble être irréductible pour qu’un repas puisse être thérapeutique.

Mots clés: Cas clinique, COVID-19, Crise sanitaire, Hôpital de jour, Médiation thérapeutique, Pédopsychiatrie, Repas thérapeutique

1. Introduction

L’hôpital de jour pour enfants Pordegui situé à Castelsarrasin (Tarn-et-Garonne), unité du secteur de psychiatrie infanto-juvénile du centre hospitalier de Montauban, fermait ses portes à l’accueil des patients qui y sont pris en soin le 17 mars 2019, début du premier confinement, annoncé par le Président de la République française pour juguler la propagation épidémique du virus SARS-Cov-2. Cette fermeture imposée, imprévue, faisait effraction dans le quotidien des patients et des soignants qui, habitant des murs vides de la présence incarnée des enfants, se questionnaient immédiatement sur une continuité des soins, faisant suite à un vécu initial de sidération. Comment continuer à accompagner ces enfants et leur famille ? Car nous parlons d’un soin singulier au sein d’un collectif, dans un établissement dont les soignants, les ateliers, les repas, font institution dans leur régularité de rythmes desquels émergent chaque événement du quotidien partagé et ses surprises. Il s’agit d’un soin psychothérapeutique auprès d’enfants vivant avec une psychose ou un trouble du spectre de l’autisme, pour lesquels un contexte si soudainement bouleversé allait rendre la tâche des soignants bien plus floue dans une « institution mentale virtuelle » [8]. La coupure ainsi générée a été paradoxale au vu du rôle des soins psychiques institutionnels visant notamment à tisser des liens. Leur maintien par téléconsultations a été difficilement opérant pour une majorité des patients que nous recevons, tant il leur est difficile de se représenter l’existence de l’autre sans présence incarnée.

S’en est suivie la période de réouverture, dans un cadre remodelé, cherchant le compromis entre les contraintes imposées par la situation sanitaire et la réorganisation d’un accueil possible pour les patients. Les recommandations de la Haute Autorité de santé nous ont nécessairement servi d’appui [15]. Réinventer le cadre du soin est un travail quotidien puisque celui-ci ne va pas de soi, comme le souligne le Docteur Martine Girard en parlant de « la non-évidence a priori du cadre » [14]. Or ici, c’est une contrainte externe qui impose un changement de cadre d’accueil et de soin, dès lors non uniquement médié par les cheminements portés par la clinique du sujet. L’accueil s’est donc d’abord rouvert sur des temps individuels proposés à chaque patient en fonction de ce que nous élaborions « en urgence » comme nouveau projet possible, avant d’ajuster au cas par cas nos propositions. Vint ensuite le temps d’une réouverture à l’accueil en petits groupes en fonction du nombre de personnes autorisées par unité de surface, puis en groupe, initialement par demi-journées, sans repas, avec le deuil de différents médias (objets ne pouvant bénéficier d’une désinfection) et de différents ateliers (tels que la pataugeoire), nous laissant rebâtir de nouveaux échafaudages avant la fermeture estivale annuelle, celle-ci programmée, faisant partie des rythmes de vie du service, puis la rentrée de septembre.

Cette dernière était l’occasion de remettre en place une organisation que nous avions eu le temps de penser, d’anticiper pour la rendre durable, à l’épreuve de remaniements inopinés, inhérents à la crise sanitaire et à ses aléas. Ce cadre thérapeutique réadapté s’est construit à partir de la création d’une réunion de fonctionnement/projet hebdomadaire, réunissant l’ensemble des professionnels de santé exerçant dans le service, espace-temps nécessaire pour se retrouver, prendre de la distance et ne pas être systématiquement englués dans l’urgence. De là ont émergé nos questionnements au sujet du moment quotidien du repas. En effet, les nouvelles conditions sanitaires (port du masque obligatoire pour les soignants, repas soignants/soignés en décalé, distanciation sociale) rendent ce moment si commun « étrange », nous en laissent entrevoir des effets. Ceux-ci sont soit déjà connus et exacerbés, soit nouveaux en fonction de la singularité de chaque enfant. La question du « sens » de ces repas s’est ainsi posée, de même que le maintien de leur dénomination en tant que « repas thérapeutiques », nous interrogeant à la fois sur la place que prend ce temps dans le quotidien institutionnel de ces enfants, tant au niveau psychopathologique, anthropologique et social, que sur ce qui sous-tend son appellation « thérapeutique ».

Cet article vise à documenter les réflexions sur les effets que les aménagements actuels semblent produire dans l’organisation des soins en hôpital de jour de pédopsychiatrie. Ce travail revêt un intérêt pluriel. En effet, ces patients présentent à la fois des particularités alimentaires singulières ainsi que des difficultés dans les interactions sociales. Le moment du repas est propice à la rencontre de ces domaines, comme le suggère Rochedy : « Les pratiques alimentaires, considérées en premier lieu comme un problème biologique et/ou psychologique, doivent être envisagées comme un phénomène culturel et social » [29]. De plus, il incite à repenser le rôle du repas dans le cœur d’un soin institutionnel que la crise sanitaire a mis à l’épreuve alors même que « l’alimentation est une activité centrale de la socialisation humaine […] » [29]. L’enjeu est de se questionner, à l’occasion de cette période de bouleversements du soin psychique, pour mettre au jour ce qui apparaît essentiel dans un soin psychothérapeutique institutionnel qu’est le repas, « petit rien » du quotidien où se loge l’invisible du soin. Après une brève description de notre service, nous explorerons la notion de repas thérapeutique à partir de la psychothérapie institutionnelle et la phénoménologie et mettrons en perspective nos observations cliniques avec cette analyse.

2. Description de l’Hôpital de jour et de son fonctionnement

2.1. Population accueillie

L’hôpital de jour Pordegui est un service de soin ambulatoire destiné à une population de patients âgés de 4 à 13 ans souffrant de pathologies psychiatriques sévères et/ou invalidantes, principalement de troubles du spectre de l’autisme et de psychoses infantiles. Ils y sont orientés par leur pédopsychiatre référent et y bénéficient de soins collectifs et individuels.

2.2. L’organisation ordinaire des soins

L’équipe de soin est pluridisciplinaire et se compose d’infirmiers, d’éducateurs spécialisés, d’un aide-soignant, d’une agente des services hospitaliers, de deux psychologues, d’un cadre de santé, d’une assistante sociale, d’une secrétaire et d’un pédopsychiatre. Nos orientations sont diverses (psychodynamique, familiale, phénoménologique…), mais notre fondement est celui de la psychothérapie institutionnelle. Notre posture est de garantir les conditions de possibilité d’une rencontre qui soutienne une capacité de subjectivation quant aux difficultés des patients et donc une appropriation de leurs soins. Notre cadre soutient l’émergence d’une alliance qui pourra favoriser la perception du rôle thérapeutique par les patients.

Les soins s’organisent autour de demi-journées ou de journées avec des temps de repas collectif le midi, non systématiques mais proposés aux patients au titre du projet de soin individualisé. En situation ordinaire, les patients déjeunent en même temps que les soignants. La durée du repas est d’environ 30 à 45 minutes, suite auxquelles les patients sont dans un temps interstitiel, sans activité programmée structurée, les soignants étant disponibles si besoin.

2.3. Organisation des repas en contexte COVID

Nos observations concernent la période ayant débuté en septembre 2020. C’est à partir de cette rentrée que nous avons pu offrir un cadre de soin plus « ordinaire » aux patients, sous une modalité groupale, repas compris, bien que marqué par de nombreuses restrictions et contraintes. Celles-ci comprennent le port du masque obligatoire pour les soignants dont les effets sur la qualité du développement psychoaffectif, de l’accordage relationnel, de la communication ont été décrits dans le champ de la petite enfance [9]. Ainsi, pour des patients présentant des troubles de la communication, nous pouvons a fortiori nous représenter les possibles impacts sur le long terme en lien avec la diminution de l’accès à la mimique d’autrui.

Les repas ont subi plusieurs modifications au gré des recommandations sanitaires. Leur déroulement est, encore actuellement, fortement impacté. L’organisation actuelle ne permet plus de repas collectif au sens où nous l’entendions dans le projet. Concrètement, cela signifie l’impossibilité pour les soignants, qui doivent porter un masque, de manger en même temps que les patients. En outre, des discontinuités dans la présence de ces soignants ne peuvent être évitées, ceux-ci étant moins disponibles sur les différents espaces et temps (avant, pendant, après le repas). Plusieurs écueils sont ainsi apparus. Nous nous appuierons sur nos observations cliniques ainsi que sur une conception phénoménologique et de psychothérapie institutionnelle pour tenter d’extraire les fondements existentiels d’un repas en institution et d’en comprendre le sens thérapeutique.

3. Abords théorico-cliniques du repas et répercussions observables

3.1. Le repas comme temps de soin : dimensions institutionnelle et phénoménologique

Les temps de repas ne sont pas nécessaires aux conditions d’ouverture d’un hôpital de jour, en France, puisque la tarification est structurée par demi-journée. Ils ne sont pas non plus indispensables à la vie institutionnelle, comme en témoigne le Docteur Martine Girard [14]. Ainsi, proposer des repas comme temps de soin en hôpital de jour apparaît comme un choix, bâti dans un projet propre à chaque institution. Il s’agit peut-être d’une des raisons expliquant qu’ils font assez peu l’objet d’une littérature scientifique psychiatrique. Peut-être également parce qu’ils pourraient paraître « évidents » dans l’organisation des soins des services qui le proposent, pris dans la quotidienneté de l’accueil des patients, ancrés dans des rythmes biologiques et anthropologiques, « comme s’il était inutile de s’attarder sur cette évidence, inhérente aux besoins élémentaires d’organisation pratique d’une vie en collectivité » [18]. Ils représentent pourtant un moment institutionnel bien particulier et non banal. Car « s’il ne s’agissait que de retrouver au-dedans ce qui a été perdu au-dehors, à savoir résorber l’angoisse dans les liens sociaux en offrant un équivalent plus ou moins artificiel, nous n’aurions qu’un éphémère mieux-être, le temps de cette rencontre, voué à disparaître dès le retour au domicile » [27]. Le repas en hôpital de jour n’est donc pas simplement la reproduction d’une norme sociale quotidienne mais bien à reconnaître comme opportunité d’un « rétablissement expérientiel » [10].

Tout d’abord, les patients bénéficiant de soins en hôpital de jour sont en grande majorité des enfants souffrant d’un trouble de la relation avec autrui. Cela peut être au travers de la question de l’objet et du sujet, du Soi et de l’autre que Soi [19], [28], d’un autrui qui serait tout-puissant ou persécuteur, faisant expérimenter une atmosphère menaçante, un risque d’incorporation, de dissolution du Soi en l’autre, dans le monde hermétique de l’autisme comme de la psychose. Une étude sociologique notait que « chez les enfants diagnostiqués avec un TSA, les déformations des processus de néophobie donnent à voir les perturbations de la prise en compte de l’existence de l’autre » [29], faisant la jonction entre alimentation et lien avec autrui.

En ce sens, le repas apparaît comme une expérience relationnelle particulière, chacun étant autour de la table à manger comme lieu ouvert et disponible qui attend son « monde ». Ce temps et cet espace sont éminemment ceux d’une rencontre, reflet des liens intersubjectifs, motivés par les besoins physiologiques du corps organique, Körper [23], appelés par la sensation de faim, reliant soi, les autres et le monde dans un espace-temps déterminé et partagé, en tant que Leib [23], créateur d’une « expérience sensorielle, psychique et sociale totale » [25], de manière circonscrite puisque la proximité corporelle en est un paramètre difficilement contournable. Cette distinction des deux corps est inspirée de la philosophie husserlienne. Le Körper se conçoit comme corps matériel, mécanique, corps-objet pouvant être vu par exemple comme le corps auquel le chirurgien s’adresse. Le Leib est le corps-sujet, corps-propre, corps vécu, subjectif et intentionnel. L’humain se définit alors comme une « totalité vivante », par un entrelacement délicat de ces deux corps, comme l’explicite le philosophe Maurice Merleau-Ponty : « L’union de l’âme et du corps ne s’accomplit pas par un décret extérieur, l’un objet et l’autre sujet, mais s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de l’existence » [23]. Ce temps est à la fois un temps objectif, conscient, commun, mécanique et conventionnel que l’on pourrait appeler temps du rituel, répétitif et mesurable, dont le caractère scandé à l’identique permet d’échapper à l’imprévu, et se distingue du « temps phénoménologique » [7], sorte de temps d’existence, ouvert à l’imprévisible et non quantifiable. Les soins en hôpital de jour favorisent le soutien d’une répétition, un cadre rassurant dans la permanence de son quotidien (« quotidien que les patients souffrant de psychose ne peuvent investir sans débordement symptomatique » [27]) où peuvent advenir des imprévus auxquels les patients auront à faire face avec l’accompagnement des soignants pour parvenir à mieux gérer telle ou telle situation. Si, à la reprise des repas dans l’hôpital de jour, les mêmes horaires ont été reconduits, nos observations mettent en évidence une diminution de leur durée qui semble traduire un au-delà de la simple dimension du temps objectif du repas et introduit alors la question des effets de la manière inhabituelle des soignants d’être présents à table.

L’acte de manger, « phénomène complexe dans lequel de nombreux facteurs entrent en jeu » [36], implique, à l’origine même de la vie, un autrui. Cette expérience est fondatrice dans le sens où en tant qu’expérience basée sur la sensorialité, elle participe à l’élaboration du « sens oral » [32] et est quasi originelle de la rencontre du monde (par l’aliment) et de l’autre (premiers liens nourriciers avec l’environnement parental). Cela se retrouve notamment pour les processus de néophobie qui « sont en lien avec d’autres comportements de la petite enfance tels que l’allaitement […] » [29]. Ce que Tellenbach nomme « sens oral » dans son ouvrage Goût et atmosphère, est pour lui ce qui est premier à la fois parce qu’il est lié à des fonctions vitales telles que la respiration et l’alimentation dans un premier lien avec le monde, et aussi parce qu’il est l’organe par lequel vont se fonder les prémices d’une sécurité relationnelle, d’une confiance en l’établissement des liens avec autrui. Il explicite que « nous avons nommé noyau de l’expérience du donné maternel ce qui est donné au nourrisson dans la gustation : noyau, parce que dans le goût se condense toute l’odeur offerte par la mère. […] Cependant, ce que rayonne la mère n’est pas que parfum ! C’est davantage ! » [32]. Lorsque nous entendons une voix, nous en entendons également ce qui est de l’ordre du comment, du timbre, qui, au-delà de la communication vocale, est une émanation immédiate de la personne qui parle. La détection de ce qui sera alors affectant est le « flair » [32], saisie des caractéristiques immédiates et unitaires d’autrui dans la rencontre. Cet « au-delà de » qui se déroule avec la perception dans l’expérience sensorielle, reste inexprimé, dépasse la réalité du fait factuel et que nous sentons simultanément est « l’atmosphérique » qui « détermine de façon décisive les rapports quotidiens avec son prochain » [32]. Cette notion est directement liée à la possibilité de rencontre d’autrui : « Où qu’un être humain entre en relation avec l’autre, cet échange de rayonnement et de flairement est au commencement » [32]. La capacité du sens oral de capter l’atmosphère de l’autre est alors une capacité du corps propre, d’un individu actif dans son intention et donc dans son ouverture au monde. Il suggère que cet atmosphérique tient son origine dans l’horizon des relations interhumaines, de la confiance au monde, assise sans laquelle l’être humain ne peut s’épanouir, car elle serait la base du rapport de l’homme à soi-même et le fondement de ses relations interpersonnelles.

Faisons un parallèle entre l’insécurité relationnelle vécue par nos patients et la dialectique alimentation/autrui à partir de cette hypothèse explorée par S. Urben : « Le fait de s’alimenter réveille chez l’enfant autiste des agonies primitives : angoisses d’amputation, de liquéfaction, de se vider par écoulement, d’exploser […] corrélées avec le passage intérieur/extérieur et les processus de transformation qui l’accompagnent, ainsi qu’avec le rapport à son corps et à l’autre » [36]. Ces angoisses sont notamment décrites par F. Tustin dans son ouvrage Autisme et psychose de l’enfant, à partir du « flot de sensations » [35]. Les angoisses de persécution, de dévoration, de perte de soi semblent pouvoir alors se comprendre aussi dans la dimension des interactions précoces, à partir de la construction d’une confiance au monde que revêt le « sens oral » puisque « la tétée représente la forme la plus primitive de communication » [36], mêlant d’emblée le rapport entre nourriture, soi et autrui.

En nous référant au handling et au holding chez Winnicott, nous pensons alors le repas comme un espace potentiel [37] où peut se créer l’émergence d’une commune présence au monde, réveillant les soubassements du soin dans l’institution, qui est pour Tosquelles « la manière dont les hommes chargés de l’accomplissement de ces objectifs se débrouillent avec leur réalisation » [34] ou, pour Hochmann, la manière dont chaque personne au sein de cette organisation vient donner corps à ces éléments […] et faire exister cette « institution mentale » dans son interaction avec les personnes accueillies [17]. Le cadre de l’hôpital dans lequel nous travaillons et recevons des malades est double et repose d’une part sur une fonction de handling représentée par les murs de l’établissement, ses règles, ses rythmes, et d’autre part sur une fonction de holding représentée par l’investissement constant et porteur des soignants envers les patients. Le repas thérapeutique en est alors un dispositif de soin unique et essentiel si l’on considère l’enchevêtrement entre angoisses, rapport à autrui et rapport à l’aliment dont les particularités sensorielles « modifient l’expérience que l’enfant fait du monde qui l’entoure et conditionnent certains aspects du développement sensori-moteur, psychologique et social » [21]. L’enjeu de l’acte de manger est alors triple : « nourrir […], réunir–relier avec les autres humains […], réjouir–contribuer à l’équilibre psychologique individuel par l’intermédiaire des affects et des émotions » [1], [2], [3], [4], [5], [6], [7], [8], [9], [10], [11], [12], [13], [14], [15], [16], [17], [18], [19], [20], [22].

Ce qui est visé à travers le repas est sa disposition à favoriser l’expérience relationnelle, dans une dimension de plaisir partagé par un « nous » plutôt qu’un « je ». En effet, si le rapport au repas n’était centré que sur un désir (ou un refus) de l’aliment-objet sensoriel, cela équivaudrait à l’expérience d’un besoin, pouvant en exclure l’autre. Cette exclusion annihilerait la dynamique de l’altération que la coprésence provoque en soi ou en l’autre, qui semble inhérente au repas pris en commun : « Nous nous exposons dans notre façon de manger, dans notre posture, nos goûts et nos dégoûts. Manger implique l’action d’entamer, d’altérer » [25]. Cette altération est à comprendre à la fois dans la transformation de l’aliment mais aussi de soi en présence des autres. En tant que processus temporel, synonyme de transformation, ce phénomène d’altération (« altération phénoménale, conçue comme jeu dynamique et dialectique de l’autre, inscrite dans une durée, beaucoup plus encore qu’altérité eidétique [seulement « idée » de l’autre] » [2]) traduit le fait que la relation entraîne le sujet dans un changement à travers un partage commun qui cultiverait la différence par la reconnaissance [6]. L’altération est permise non pas par l’altérité en tant que telle mais bien par une reconnaissance réciproque de cet autre que soi, constitutif de soi. Le temps de repas partagé est un dispositif dont les conditions minimales visent à favoriser ce « processus intérieur dynamique d’invention-production » [2] du sujet (compris par essence comme un être-avec-autrui).

L’idée se conçoit alors comme une tentative pour laisser émerger un désir d’être avec, d’être en partage, une envie, une curiosité, un goût des autres, sur un versant existentiel de l’être. « Si nous mangeons, ce n’est pas seulement pour nous nourrir, mais aussi pour échanger, dans une convivialité festive, pour parler ou recevoir une parole » [13]. Nous retrouvons cette idée dans les travaux de Tellenbach : « On goûte le repas ensemble mais aussi goûtent ceux avec qui on partage le repas. Si l’on ne prend pas goût l’un à l’autre, on ne goûte pas davantage le repas » [32]. Une telle vision du repas et de l’alimentation suscite une conception du sujet dans l’ensemble de son existence sans se centrer sur la seule préoccupation diététique qui apparaîtrait comme réductrice. Ainsi, la répétition de cette expérience tendrait vers un vivre ensemble pacifié comme une proposition de monde possible, « un accomplissement véritable du rapport humain entre l’un et l’autre » [33] puisqu’« en goûtant, nous participons au goût d’autres êtres humains qui appartiennent à notre monde » [32]. Cette mutualité est, pour Georges Charbonneau, la « condition de l’habitation humaine de l’intersubjectivité » [7]. Ce qui est mis en scène dans le repas commun, c’est bien cette notion primordiale du « Mitsein » [16] heideggerien, cet « Être-avec » qui s’incarne dans l’acte du manger-ensemble. Celui-ci se retrouve dans la symbolique de la Kinship qu’évoque Freud dans Totem et Tabou. La solidarité entre les individus qui le partagent serait ainsi assurée, renvoyant à la notion d’être-avec-autrui, de faire groupe ou de faire corps, d’une identification incorporative assumant un processus d’altération entre le différencié et l’indifférencié, l’étranger et familier et qui est pour lui un « pouvoir de lier qu’on attribue à l’acte de manger et de boire en commun » [11]. Cet acte serait ainsi l’occasion d’un nouage relationnel avec des enfants pour qui le tissage d’un lien est à l’épreuve de leur hermétisme : « L’établissement de la communication avec eux passe parfois par une action partagée dans une certaine proximité corporelle, un partage du geste et des kinesthèses au sens profond que nous lui avons donné et non par une représentation partagée ou une théorie de l’esprit » [4]. Nous comprenons ici l’importance du partage du même objet (ici la nourriture dont nous avons souligné le fondement existentiel) et d’un même acte, sorte « d’intersubjectivité en action » [21] au service d’une compréhension mutuelle puisque « nous ne pouvons comprendre autrui qu’en étant un « co-agent » avec lui » [4].

Cette démarche n’est pas sans rappeler celle du psychiatre phénoménologue suisse Ludwig Binswanger, dans son Introduction à l’analyse existentielle [5], qui utilise la formule de koinos cosmos, qui désigne l’évidence du monde ordinaire, du monde commun, par opposition à l’idios kosmos qui est le monde privé dans lequel l’individu serait dans une voie menant à la réduction de ses possibles, voire à l’impossible, enfermé et ne parvenant plus à constituer une passerelle avec le monde commun. L’individu ainsi enfermé essaye tout de même de communiquer mais selon des pratiques qui ne sont plus celles du koinos cosmos, renvoyant à l’hermétisme de nos patients. Le soignant essaye alors de mettre en œuvre une stratégie de compréhension de l’individu enfermé pour faire en sorte de restaurer la communication, rétablir cette passerelle, dans une entreprise solidaire visant à réinscrire les possibilités d’existence les plus propres à l’individu dans le monde. La maladie mentale est envisagée, non plus comme simple déviation normative mais comme une possibilité de l’existence humaine, dont la signification anthropologique reste à élucider, l’expérience psychiatrique permettant la rencontre entre l’initiant et l’initié. Le psychiatre et phénoménologue Arthur Tatossian écrit que « dans cette position herméneutique de compréhension du malade, il s’agissait de donner à l’ego malade une dignité épistémologique égale à celle de l’ego savant » [3].

3.2. Mise en perspective à partir de nos observations : les enjeux « masqués » du repas en hôpital de jour

3.2.1. Le rythme du repas

Un premier constat a été celui de l’accélération du rythme du repas et de la diminution de sa durée. Habituellement, ce temps dure environ 30 à 45 minutes alors qu’actuellement, il n’est que de 15 à 20 minutes. Un phénomène de « remplissage » dans le rapport des patients à l’objet nourriture est également observé. Bien qu’il s’agisse d’un constat clinique relativement fréquent dans les soins auprès des patients ayant un rapport au monde de l’ordre d’un trouble du spectre de l’autisme ou d’une psychose infantile, il semble se manifester d’autant plus.

3.2.2. Les manifestations cliniques

Elles se décrivent par une plus grande instabilité psychomotrice, avec ou sans agitation, des mouvements agressifs, des cris, des jets d’objets, des discours logorrhéiques ou au contraire un mutisme avec une forme de stupeur, des refus alimentaires (actifs ou passifs) ou une tendance à engloutir le bol alimentaire, des constructions de pensées persécutoires voire délirantes, parfois des gestes auto-agressifs à type de morsures ainsi que des stéréotypies exacerbées. Il semble que leur origine se situe dans un vécu d’angoisses qui se répète au moment des repas, s’y cristallise et se diffuse de manière groupale avec plus d’intensité qu’à l’accoutumée.

Il nous semble que plusieurs facteurs interdépendants sont à l’œuvre pour comprendre les effets observés. Le non-partage du repas tend à exacerber les angoisses des patients, notamment dans leur rapport à autrui et aux soignants. Deux points principaux de divergence en contexte COVID émergent et semblent en lien avec le port du masque pour les soignants : d’une part la limitation d’accès au visage, à la mimique, à l’émotion qui s’y dessine, d’autre part l’impossibilité de partager la nourriture ensemble. Si le premier point concerne finalement l’ensemble des temps sur la structure, le second est en revanche bien plus spécifique des moments de repas. En effet, il y a perte d’un objet commun circulant, normalement, entre tous. Or, il s’agit d’un objet qui est loin d’être anodin du fait de son incorporation, de sa valeur de sécurité relationnelle fondamentale (« sens oral »), de celle « d’objet domestique […] qu’il convient d’intégrer dans la relation transférentielle » [12]. De plus, la nourriture permet de soutenir le travail de limites interindividuelles, principalement au plan psychocorporel « puisque nous avons à la fois un objet groupal qui circule (celui du plat qu’on se passe) et des objets individuels (que sont nos assiettes, nos couverts, nos verres et nos chaises) » [25]. Le paradoxe avec le masque, dont on aurait pu imaginer qu’il matérialiserait une limite rassurante, est qu’il réifie une frontière, rendant l’autre moins visible dans ses intentions, ses désirs, ses affects. Il interroge d’autant plus les limites des corps pour des patients soumis à un vécu corporel sans limite où se perdent les distinctions entre soi et étrangers, dedans et dehors, intériorité et extériorité. Gisela Pankow écrit au sujet du vécu de dissociation de l’image du corps mais aussi dans le monde et dans l’espace, pour des patients schizophrènes, que « pour préparer le malade au contact avec autrui, j’essaie de l’amener à la reconnaissance des limites de son corps » [26], qu’elle pose comme condition aux possibles relations interhumaines. Cet enjeu thérapeutique devient bien plus difficile à mettre en œuvre à l’heure actuelle.

Voici deux situations cliniques qui nous semblent éclaircir nos observations à ce sujet :

Les angoisses de dévoration de F.

Depuis quelques repas, F. se présente plus agitée, plus irritable. Elle regarde le soignant, masque sur le visage avec une étrange fixité. Cette patiente a présenté dans son développement de nombreuses angoisses en lien d’abord avec les orifices, notamment une encoprésie primaire, puis avec la menace de la dévoration qui se manifeste par exemple lors des ateliers contes, ou lorsqu’elle nous dit que nous sommes des ogres. Alors que l’ensemble des soignants est sans cesse muni d’un masque cachant alors la bouche, nous nous demandons quelle représentation elle peut ainsi en avoir, principalement lors du repas, moment privilégié durant lequel la bouche mastique, incorpore. En invectivant les soignants lors d’un repas, elle dira : « Vous êtes des saucisses, c’est moi qui vais vous manger ! »

La méfiance d’H.

Cela fait déjà quelques jours que les soignants ne mangent plus avec les jeunes. H. avait déjà interpellé le pédopsychiatre lors d’un rendez-vous à propos d’un événement ayant rapport au phénomène d’incorporation. En effet, il questionnait le fait que l’infirmière ne lui délivrait pas le traitement comme convenu, générant pour lui un sentiment d’insécurité, de menace qu’autrui pourrait le duper et vouloir maîtriser quelque chose de lui quant à la délivrance du traitement. En en discutant avec lui et l’infirmière, le médecin comprend que la forme galénique du traitement avait été changée en gouttes suite à une rupture de stock des comprimés. Cet événement est concomitant du changement lors des repas. En effet, à cette occasion, le patient formulera une autre inquiétude, manifestant un doute sur les prises alimentaires : « Pourquoi les adultes ne mangent pas avec nous les mêmes plats. Ils restent là et ils me regardent ? »

Si les soignants ne mangent plus, comment être certain pour F. qu’ils n’auront pas faim au point de manger les patients ? « Le nourrisson fait plus qu’avaler le lait, il incorpore le contenant/sein, voire le corps de la mère, ses affects. D’où le fait que le lait puisse […] porter des sentiments ambivalents » [24] pouvant générer des « craintes d’emprises et de dévoration […] digne d’histoires d’ogres des contes de fées » [25]. La modification de cette assise fondamentale peut alors accentuer les angoisses de dévoration de F., comme celles d’emprise ou de menace d’empoisonnement de H., à l’origine de tensions, d’agitation, et donc de raccourcissement de la durée du repas. Pour les enfants que nous accueillons et dont les troubles des interactions et de la prise alimentaire sont majeurs, nous repérons que l’accompagnement autour des repas partagés serait justement une tentative d’établissement de leur capacité d’être avec autrui, d’y aspirer via une expérience moins angoissante du monde dans le rapport aux autres, comme une perspective de refondation de l’expérience relationnelle. Or nous avons noté que Freud parle de manger et de boire « en commun » lorsqu’il aborde la Kinship, ce qui souligne la problématique actuelle des soignants qui ne participent pas de manière active au partage de la même nourriture, de la même substance pour co-construire cette dynamique. L’expérience permise par le même repas pris ensemble permet de travailler les mouvements intersubjectifs, cette incorporation des liens existentiels avec autrui que l’absence de l’objet commun semble bien moins favoriser.

Le cadre de l’organisation générale des repas thérapeutiques en contexte COVID apparaît aussi comme facteur déterminant. Pour Jean-Marie Quilici et al., l’une des conditions permettant au repas de favoriser une compatibilité entre psychose et lien social est « de ne pas diviser l’équipe » [27]. Il s’agit, d’une part, de limiter l’écueil de transmissions perdues entre soignants présents et absents lors du repas. D’autre part, cet enjeu porte la possibilité d’une constellation transférentielle plus riche, chaque soignant pouvant avoir sa propre manière de faire, d’être avec, qui seront autant de scènes d’expérience pour chaque patient et leur permettre de « cheminer à ses côtés sans trop de terreur parmi les fantasmes d’omnipotence, de toute-puissance, d’intrusion violente, de fusion destructrice qui peuplent sa vie psychique […] » [30]. Cette « banalité » ne serait-elle pas, dans notre propos, celle de manger tous ensemble la même chose plutôt que de matérialiser une différence aux allures de rupture ? Le cadre plus flottant inhérent à la nouvelle organisation, source de déstabilisation d’un rouage qui paraissait jusqu’alors « suffisamment » bien huilé, a participé à une fragilisation de la capacité de contenance de l’institution, portée par les soignants. Or, la garantie de cette contenance est un socle essentiel des soins institutionnels en hôpital de jour. Nous avons repéré deux aspects qui ont été ébranlés : le temps et l’espace. Voici deux moments cliniques évocateurs des difficultés vécues par les patients du fait de ces remaniements :

L’errance de V.

Alors que le repas a débuté, le pédopsychiatre est surpris de croiser V., enfant présentant un autisme typique, au beau milieu de la pièce principale du groupe et non dans l’espace repas. Il est assis sur une chaise roulante, immobile, silencieux, le regard semblant n’être porté sur rien. L’arrivée du médecin dans l’espace qu’il habite alors ne perturbe pas son attitude, il demeure comme figé, ou plutôt suspendu. L’appelant par son prénom, il demeure sans réaction. Il lui demande ce qu’il fait à cet endroit, comment se fait-il qu’il ne mange pas avec les autres. Il répond alors « il n’y a pas le repas ». La surprise est donc de taille, « comment ça il n’y a pas de repas ? ». Théâtralisant sa réaction, le médecin se propose donc d’aller frapper à la porte de l’espace repas, l’infirmière l’invite à entrer. Chacun peut constater que les autres patients sont attablés, leurs assiettes déjà presque vides, mais ceci, V. l’avait déjà fait. Qu’entendait-il alors en disant « il n’y a pas le repas » ? Qu’est-ce qui ne prenait plus sens pour lui au point de ne plus avoir de repère ?

La culpabilité et le vécu nostalgique de S.

« Pourquoi vous ne mangez pas ? C’est parce qu’on est là ? » ou bien : « J’ai le souvenir de quand vous mangiez avec nous, c’était mieux… » « Pourquoi ? » demande la soignante, « Parce qu’on pouvait partager ensemble et qu’on pouvait se voir, c’était pas la même ambiance. »

Kecskemeti avance au sujet du repas que « le rite qui rythme la vie quotidienne de l’institution devient ainsi le premier dépositaire de cette préoccupation d’origine maternelle qui est inhérente à la notion même d’institution » [18]. Ce rythme est soutenu au sein du groupe par les soignants pour lesquels il « s’agit de s’ajuster aux différentes cadences et, en même temps, de favoriser un rythme à la pensée du groupe, au-delà de ce qui est présent dans nos assiettes et dans nos bouches » [25]. Or, il est plus délicat de l’incarner comme temps vécu d’existence sur lequel les enfants peuvent prendre appui alors même que l’action de manger ensemble n’est pas à l’œuvre et paraît limitant au plan d’une intersubjectivité médiée par l’intercorporéité. Sans ce point d’ancrage, nos patients qui, pour un grand nombre, ont déjà tendance à engloutir leur repas, semblent avoir repris leur cadence propre, alors que celle du collectif, liée par celle du soignant, ne parvient plus à se déployer autrement que par la parole car n’étant plus mise en acte ; ou bien à rendre inexistant ce temps, à l’image de V. qui, ne voyant pas les adultes manger en présence, en vint à ne plus manger non plus.

L’espace est aussi investi différemment. Nous nous sommes aperçus de la dimension désorganisatrice pour les patients de notre occupation de l’espace plus difractée au moment des repas. Cet aspect a induit un vécu de rupture du lien groupal, parfois difficile à supporter pour les patients, à l’instar de S. qui pouvait s’inquiéter de la non-alimentation des adultes avec un vécu de culpabilité. L’influence de cette nouvelle organisation est aussi ressentie au travers de la question du dedans/dehors que la situation de V. a mis en évidence, restant dans un au-dehors de la pièce de repas, à l’image d’une enveloppe trouée dont il s’est échappé, nous rappelant ses difficultés dans sa construction psychocorporelle, celle ses limites propres et de sa place avec autrui. Ne retrouvant plus auprès des soignants l’attitude de manger, il en a perdu le sens. A minima, peut-être construisait-il ce lien par mimétisme ? Or la disparition de ce repère nous incite à penser qu’il était garant d’un sens, reposant sur l’institution et sur lequel pouvaient se construire les conditions minimales d’un accès à une présence commune et donc à un rapport à l’autre.

Enfin, ce non-partage de la nourriture a affecté la dimension du plaisir que le repas présente, celui d’être avec les autres, celui de partager dans l’instant au-delà d’une expérience qui sans les autres ne serait peut-être que celle d’un corps perçu comme une machine identifiant des aliments qu’elle assimile. Cet aspect est mis à mal, alors que le triple enjeu de l’acte de manger que nous avons cité est de nourrir, relier et réjouir. Pierre Delion n’écrivait-il pas que « l’ambiance du repas résonne avec l’ambiance de l’institution tout entière » [31] ? Il s’agit là du deuil de la convivialité que semble évoqué S. avec ses mots, deuil d’un moment de « fête » qui, dans une perspective existentielle, apparaît comme au cœur de l’humanité.

4. Conclusion

Le repas en hôpital de jour apparaît comme un outil très singulier de la psychothérapie institutionnelle, pris dans l’enveloppe contenante de l’institution, soutenu par la responsabilité et la disponibilité de chaque soignant. D’une grande richesse au plan clinique, il l’est aussi au plan des soins auprès de patients souffrant à la fois de troubles de l’alimentation et du rapport aux autres dans leur habitation du monde. La situation sanitaire liée à l’épidémie du virus SARS-Cov-2 permet de mettre en lumière les facteurs essentiels et les conditions minimales pour que ce temps de soin soutienne un rétablissement des patients dans la constitution du rapport à soi, au corps, au temps, à l’altérité, au travers de l’intersubjectivité qui s’y déploie. Nous soulignons les écueils actuels : le port du masque et l’absence de partage de la même nourriture, objet circulant et qui s’incorpore, rendent manifestes les difficultés traversées par l’institution, ses soignants, ses patients ainsi que la nécessité des repas partagés pour offrir les meilleurs soins possibles.

Pour cet article, nous avons adopté un point de vue global sur l’ensemble de nos observations. Dans un souci d’approfondissement de la démarche scientifique, il serait intéressant de cibler les hypothèses de manière plus spécifique sur les différentes pathologies, de les étendre à plusieurs institutions de soin faisant face aux mêmes difficultés et de les confronter davantage aux divers modèles de compréhension des troubles psychiques.

Si l’acte de manger est vital au plan organique, nous espérons avoir tissé les contours qui le font émerger également comme un acte fondamentalement psychique, social et existentiel. Cette opportunité de soin pourra-t-elle de nouveau être proposée aux patients ? Perdurera-t-elle à l’épreuve des perspectives d’évolution de l’hôpital et de l’enjeu de raccourcissement des soins psychiques ?

Déclaration de liens d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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