Les fractures sont une cause fréquente de morbidité chez les personnes âgées, et certaines sont causées par un impact mineur qui n’endommagerait pas un os normal. Ces blessures sont appelées fractures de fragilisation et touchent habituellement le poignet, la hanche, la colonne vertébrale ou l’épaule. De 2019 à 2020, la proportion annuelle de fractures de la hanche chez les Canadiens de 65 à 79 ans atteignait 169 par 100 000; chez les 80 ans et plus, ce taux s’élevait à 1038 par 100 0001.
En mai 2023, le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs (GECSSP) publiait une nouvelle ligne directrice sur le dépistage pour la prévention primaire des fractures de fragilisation2, qui se lit comme suit :
Nous recommandons le dépistage « d’abord l’évaluation des risques » pour la prévention des fractures de fragilité chez les femmes âgées de 65 ans et plus, avec l’application initiale de l’outil clinique canadien d’évaluation du risque de fracture (FRAX) sans densité minérale osseuse (DMO). Le résultat FRAX devrait être utilisé pour faciliter la prise de décision partagée sur les avantages et les inconvénients possibles de la pharmacothérapie préventive. Après cette discussion, si une pharmacothérapie préventive est envisagée, les cliniciens doivent demander une mesure de la DMO à l’aide de l’absorptiométrie à rayons X à double énergie (DXA) du col fémoral et réestimer le risque de fracture en ajoutant le T-score de la DMO dans FRAX (recommandation conditionnelle, données probantes de faible certitude). Nous déconseillons le dépistage des femmes âgées de 40 à 64 ans et des hommes âgés de 40 ans et plus (recommandation forte, données probantes de très faible certitude)2.
Un résumé de ce processus en 2 étapes à l’aide du FRAX se trouve à la Figure 13.
La variabilité dans les préférences des patients concernant le traitement préventif a incité le GECSSP à suggérer aux cliniciens d’entreprendre une prise de décision partagée à ce sujet. Dans la série Prévention en pratique du Médecin de famille canadien, nous avons expliqué antérieurement les façons de mettre en application la prise de décision partagée dans le contexte des soins de santé préventifs4-6.
La ligne directrice du GECSSP ne recommande pas le dépistage du risque de fracture de fragilisation chez les femmes de moins de 65 ans ou chez les hommes de tout âge. Même si la ligne directrice présente des recommandations sur le dépistage du risque de fracture de fragilisation et leur prévention par une pharmacothérapie, le GECSSP reconnaît l’existence d’autres facteurs de risque, et une ligne directrice distincte sur la prévention des chutes est d’ailleurs en cours d’élaboration.
Description du cas
Patricia, 58 ans, vient à votre clinique. Vous vous connaissez bien et vous entretenez une relation de confiance. Patricia est une femme de race blanche qui ne prend aucun médicament, n’a jamais fumé, n’a jamais eu de fracture de fragilisation et est maintenant en postménopause. Elle vous demande poliment s’il est temps de passer un test de la DMO pour ses os, car certaines de ses amies ont reçu un diagnostic d’ostéoporose et sont traitées pour cette condition. Est-elle dans une situation semblable?
Le dépistage de l’ostéoporose chez les patientes âgées de 50 à 64 ans est courant au Canada, et les données de 2018 à 2019 démontrent qu’environ le quart d’entre elles ont subi au moins 1 ostéodensitométrie7. L’ostéoporose désigne des déviations de 2,5 points ou plus en deçà de la moyenne d’une personne « normale », soit la densité osseuse d’un jeune adulte de 30 ans8. Par ailleurs, l’utilité d’étiqueter les personnes comme étant ostéoporotiques est incertaine, étant donné les multiples autres facteurs (p. ex. poids corporel, âge) qui contribuent au risque individuel de fractures de fragilisation. Dans une cohorte de personnes de race blanche de 60 ans ou plus, il a été démontré qu’il existait une relation continue entre la DMO et le risque de fracture9. Ces constatations indiquent que lorsque nous évaluons un patient, nous devrions intégrer la DMO comme variable continue de l’évaluation du risque de fracture, plutôt que de classer arbitrairement le patient comme étant à risque élevé ou à faible risque selon les valeurs seuils de la DMO9. Nous devrions aussi comprendre que la DMO améliore seulement marginalement l’évaluation du risque par rapport à d’autres facteurs de prédiction dans le FRAX10,11.
Pertinence des tests de routine
En 2020, l’équipe de Prévention en pratique a écrit à propos de la nécessité d’apporter des changements dans les soins préventifs cliniques concernant, par exemple, les examens à reprendre ou non après la pandémie et pourquoi12. En 2023, nous estimons qu’il est temps de revenir à la question suivante : réfléchissons-nous suffisamment à la pertinence des tests soi-disant de routine? De tels examens peuvent détourner l’attention de problèmes plus importants pour la santé des patients. D’autres ont aussi appelé à la prudence dans l’utilisation de tests de faible utilité et ont identifié les mesures à répétition de la DMO comme un exemple parfait de ce problème en soins primaires au Canada13.
En 2023, Johansson et ses collègues ont expliqué comment la prescription systématique de tests comporte un coût d’opportunité pour les soins de santé14, défini comme un avantage tiré d’interventions ayant une efficacité démontrée, délaissées par certains usages des ressources15. Parallèlement, les cliniciens sont aux prises avec la multitude des recommandations de lignes directrices qui, dans leur ensemble, sont impossibles à mettre en pratique. Par exemple, les professionnels des soins primaires aux États-Unis devraient travailler 27 heures par jour juste pour se conformer à toutes les lignes directrices pertinentes16. Pour régler ce problème, une stratégie serait de prendre explicitement en considération le temps nécessaire pour appliquer chaque intervention recommandée. Une solution structurée, appelée « temps nécessaire pour traiter » a été proposée14. L’estimation du temps nécessaire pour traiter a pour objectif d’éviter que les cliniciens et les patients passent leur temps limité ensemble à discuter de recommandations de moins grande importance et d’améliorer l’accès aux soins pour les personnes qui ont le plus besoin d’une attention médicale.
Stratégies pour prévenir les fractures de fragilisation
Prenons pour exemples 2 médecins de famille qui travaillent dans une clinique communautaire en équipe : le Dr DMO et le Dr FRAX. Nous estimons le temps qu’il faut à chacun pour faire le dépistage pour la prévention primaire des fractures de fragilisation chez des patients de 85 ans et moins. Ce faisant, nous abordons la question du temps nécessaire pour le dépistage et, en sous-ensemble, le temps requis pour discuter d’autres examens et de la pharmacothérapie pour prévenir les fractures de fragilisation.
Le Dr DMO suit la recommandation de 2010 d’Ostéoporose Canada selon laquelle les hommes et les femmes en postménopause de 50 à 64 ans ayant des risques cliniques de fracture (Tableau 1) et toutes les personnes de 65 ans ou plus devraient subir périodiquement une ostéodensitométrie17. Pour le Dr DMO, le temps nécessaire au dépistage inclut le temps de prescrire ces tests de la DMO, d’examiner leurs résultats et d’entamer des discussions avec les patients au sujet d’un traitement préventif.
Tableau 1.
FACTEUR DE RISQUE | DESCRIPTION |
---|---|
Fracture de fragilisation après l’âge de 40 ans | Fractures de fragilisation résultant d’un impact mineur qui n’endommagerait pas un os normal et affectant le poignet, la hanche, la colonne vertébrale ou l’épaule |
Utilisation prolongée de glucocorticoïdes | ≥3 mois de thérapie cumulative durant l’année précédente à une dose équivalente à ≥7,5 mg de prednisone par jour |
Utilisation d’autres médicaments à risque élevé | Aromatase inhibitors or androgen deprivation therapy |
Parents ayant subi une fracture de la hanche | SO |
Fracture vertébrale ou ostéopénie identifiée par radiographie | SO |
Tabagisme actuel | SO |
Forte consommation d’alcool | ≥3 unités par jour |
Arthrite rhumatoïde | <60 kg |
Arthrite rhumatoïde | SO |
Autres problèmes étroitement associés à l’ostéoporose |
|
SA—sans objet.
Adaptation avec la permission de Papaioannou et coll.17. Droit d’auteur 2010 Joule Inc.
D’autre part, le Dr FRAX a recours à une stratégie débutant par une estimation du risque chez les femmes de 65 ans et plus, comme le recommande le GECSSP2. Après une discussion sur le risque de fracture, le Dr FRAX ne répète plus le processus avant un peu moins de 8 ans, puisqu’il n’y a pas de bonnes données probantes en faveur d’évaluations répétées du risque chez les patientes stables. Cependant, comme il s’agit de patientes de 65 ans ou plus, le Dr FRAX va éventuellement discuter à nouveau du risque de fracture avec de nombreuses patientes au cours des 2 prochaines décennies, jusqu’à ce qu’elles atteignent l’âge de 85 ans.
Quel médecin passe le plus de temps à prévenir les fractures de fragilisation? Une stratégie débutant par une évaluation du risque en utilisant le FRAX demande moins de temps du clinicien qu’une approche qui commence par une tomodensitométrie (Figure 2)18. En nous fondant sur des études sur le dépistage, nous savons que les stratégies qui débutent par une évaluation du risque sont efficaces19. Par ailleurs, nous n’avons pas de données de grande qualité qui comparent directement les approches commençant par la mesure de la DMO avec celles débutant par une évaluation du risque sur le plan de la prévention des fractures.
Des renseignements détaillés sur la façon dont les estimations de temps à la Figure 2 ont été calculées se trouvent en ligne, en anglais18,20. Il n’a pas été possible d’estimer le temps nécessaire pour une stratégie débutant par une ostéodensitométrie pour les femmes et les hommes de 50 à 64 ans, parce que la prévalence des facteurs de risque cliniques de fracture énoncés dans le Tableau 1, exception faite du tabagisme, est inconnue17.
Résolution du cas
Présumons que Patricia est suivie par le Dr FRAX. Lorsque Patricia pose des questions au sujet de la mesure de la DMO, le Dr FRAX l’informe que la recommandation du GECSSP est de ne pas faire de dépistage dans son groupe d’âge2. Ensuite, pour lui donner une brève explication, le Dr FRAX utilise la nouvelle aide à la décision mentionnée dans la ligne directrice21. À l’âge de 58 ans, 6 patientes comme Patricia sur 100 subiront une fracture au cours des 10 prochaines années, dont 1 de la hanche. En prenant des bisphosphonates pendant 5 ans, seulement 1 de ces patientes évitera une fracture (autre que de la hanche).
Étant donné la faible probabilité de bienfaits et les effets indésirables potentiels du traitement, Patricia ne souhaite pas suivre une thérapie préventive pour le moment. Par conséquent, une tomodensitométrie n’est pas prescrite. Puisque le Dr FRAX assure la continuité de ses soins, ils reverront cette question ensemble lorsque Patricia aura atteint 65 ans. Si cette réévaluation se produisait à l’âge de 68 ans, par exemple, à ce moment, environ 10 patientes comme Patricia sur 100 auraient chacune subi une fracture sur une période subséquente de 10 ans, dont 2 seraient des fractures de la hanche. À ce degré de risque de fracture, Patricia serait réceptive à l’idée un traitement préventif. Par conséquent, une tomodensitométrie serait effectuée et un suivi serait prévu pour réestimer le risque de fracture à l’aide du score T du col fémoral. Ces renseignements orienteraient la décision finale de Patricia quant à l’amorce d’un traitement.
Les Figures 3 et 4 illustrent la probabilité de fractures de fragilisation (aussi appelées fractures ostéoporotiques majeures) et de fractures de la hanche par 100 patientes comme Patricia, âgées de 55 à 80 ans21. Ces figures révèlent aussi l’ampleur des bienfaits qui peuvent être attendus d’un traitement préventif. Patricia pèse 65,5 kg et mesure 170 cm, et ces 2 variables demeurent stables avec le temps. Elle n’a aucun facteur de risque clinique de fracture de fragilisation. Avant l’âge de 65 ans, Patricia peut s’attendre à ne retirer presque aucun bienfait d’un traitement par bisphosponates sur le plan de la prévention des fractures de fragilisation. Pour prévenir une fracture de la hanche chez les patientes comme Patricia, des bienfaits sont possibles, mais seulement après l’âge de 70 ans.
Dans notre scénario clinique, Patricia s’est informée à propos de la mesure de la DMO. C’est pourquoi le Dr FRAX s’est enquis de ses préférences quant à un traitement préventif, et ce, d’une manière centrée sur la patiente. Au moyen d’une aide à la décision, ils se sont entendus sur ce qui peut être accompli en prévention des fractures de fragilisation. À 58 ans, Patricia a décidé de ne pas subir de tomodensitométrie, car les bienfaits d’un traitement préventif sont presque nuls (et des préjudices sont possibles). Après l’âge de 65 ans, l’adoption d’une stratégie débutant par une estimation du risque est sensée, tant pour les médecins que pour les patientes. D’abord, le temps épargné grâce à cette approche peut être utilisé pour aborder des problèmes qui revêtent plus d’importance pour les patientes. Deuxièmement, une stratégie débutant par une estimation du risque évitera l’étiquetage des patientes comme souffrant d’ostéoporose, ce qui pourrait, paradoxalement, nuire à la qualité de vie et en inciter certaines à réduire leur activité physique22,23.
Conclusion
Sur le plan populationnel, le dépistage chez 1000 Canadiennes après l’âge de 65 ans à l’aide d’une stratégie débutant par une estimation du risque devrait prévenir 4 fractures de la hanche et 12 fractures de fragilisation sur une période de suivi de 3 à 5 ans19. Par conséquent, si vous avez 250 patientes de 65 à 85 ans dans votre pratique, le dépistage auprès d’elles au moins une fois au moyen d’une approche commençant par une estimation du risque pourrait prévenir 1 fracture de la hanche et 3 fractures de fragilisation cliniques.
Points de repère
▸ Au sujet du dépistage pour la prévention des fractures de fragilisation chez les femmes de 65 ans et plus, le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs (GECSSP) recommande une stratégie débutant par une estimation du risque selon la version canadienne de l’outil d’évaluation du risque clinique de fracture.
▸ Le GECSSP recommande de ne pas faire de dépistage chez les femmes de 40 à 64 ans et chez les hommes de tout âge.
▸ Si les recommandations du GECSSP étaient suivies, moins d’ostéodensitométries seraient effectuées, et des ressources en soins de santé pourraient être redirigées vers des problèmes plus importants pour les patients.
▸ Une démarche débutant par une estimation du risque pourrait favoriser plus efficacement la prise de décision partagée entre les patients et les médecins; de plus, elle exigera moins de temps du clinicien.
Lectures suggérées
Johansson M, Guyatt G, Montori V. Guidelines should consider clinicians’ time needed to treat. BMJ 2023;380:e072953.
Thériault G, Limburg H, Klarenbach S, Reynolds DL, Riva JJ, Thombs BD et coll. Recommendations on screening for primary prevention of fragility fractures. CMAJ 2023;195(18):E639-49.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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