Les changements dans les habitudes de pratique et, en particulier, le déclin de la globalité des soins font l’objet d’études et de préoccupations depuis des décennies. Bien qu’aucun critère ne définisse la globalité quand il s’agit des soins primaires, cette dernière comporte habituellement divers aspects des soins dans des milieux multiples et différents domaines, et ce, pour des patients à toutes les étapes de leur vie. Nos récents travaux de recherche font valoir que les déclins dans le nombre de visites et la globalité des soins au cours des 25 dernières années ne sont pas le résultat des choix de pratiques par les médecins en début de carrière1,2. Des modifications dans la globalité se sont produites, quels que soient le nombre d’années en pratique, le sexe ou le genre, le milieu urbain ou rural, et la formation médicale au Canada ou à l’étranger. En moyenne, le nombre de milieux et de domaines de service a connu sa plus grande diminution chez les médecins de sexe masculin qui sont en pratique depuis 20 ans ou plus et non chez les médecins en début de carrière, comme le portent parfois à croire les propos les plus répandus.
Au cours de la même période, la complexité des soins primaires a augmenté de façon marquée en raison de la prolifération des lignes directrices et à mesure que les médecins de famille ont commencé à traiter un plus grand nombre de patients ayant des besoins médicaux et sociaux compliqués et interreliés3-6. Les médecins de famille à toutes les étapes de la profession sont aux prises avec des fardeaux administratifs et des modèles inefficaces de rémunération et de pratique, ancrés dans les époques révolues des soins primaires. Même s’il existe de nombreux exemples d’autres façons de structurer et de soutenir le travail des médecins de famille7-9, la vérité est que les choix de la plupart des médecins de famille au Canada sont entravés par des modèles désuets de rémunération et de pratique, qui ne concordent pas avec les réalités actuelles de la prestation de soins complets et globaux. À mesure qu’évoluent les soins en équipe, il serait possible de renforcer la globalité grâce aux différentes contributions des membres de l’équipe, mais cela ne s’est pas encore concrétisé pleinement au Canada10.
Des demandes changeantes envers la médecine familiale
Le déclin de la globalité dans toutes les cohortes et tous les échelons de médecins porte à croire que ces changements sont alimentés par les politiques du système de santé et les contextes de l’exercice dans lesquels les médecins de famille travaillent, plutôt que par la pertinence de la formation ou les choix individuels des médecins tôt dans leur pratique. Les politiques du système de santé et les contextes de l’exercice eux-mêmes sont en évolution. Les médecins de famille répondent aux besoins du système de santé en s’acquittant de rôles d’hospitaliers ou en pratiquant dans des domaines cliniques précis, comme la santé mentale, les soins palliatifs et les soins de longue durée. Les médecins de famille se sont retroussé les manches pour gérer des urgences en santé publique, en acquérant les compétences nécessaires pour soigner des personnes qui s’adonnent à la toxicomanie dans le contexte d’une épidémie de drogues toxiques et en s’adaptant rapidement aux répercussions continues de la pandémie de la COVID-19, qu’ils continuent de gérer.
Connaissant les changements généralisés dans les demandes auxquelles sont confrontés les médecins de famille ainsi que le manque de changements correspondants dans les structures et les systèmes de soutien aux praticiens, il ne devrait pas être surprenant que des déclins dans la globalité soient observés chez les médecins à toutes les étapes de leur profession et qu’ils ne soient pas seulement (ou même surtout) attribuables aux nouveaux qui commencent leur pratique. Toutefois, cette réalité ne correspond pas aux propos qui entourent le déclin de la globalité chez les médecins en début de pratique. On a historiquement pointé du doigt le changement générationnel comme étant responsable des impacts négatifs sur l’orientation de la médecine familiale11-15, y compris dans des articles publiés dans cette revue11,12. Cette question a récemment refait surface dans la justification d’une réforme de la formation postdoctorale. En janvier 2022, le Collège des médecins de famille du Canada a publié le rapport final de son Projet sur les finalités d’apprentissage16, dans lequel le Collège a révélé son intention d’ajouter 1 année de formation à son programme actuel de résidence en médecine familiale, d’une durée de 2 ans. Le Collège fait remarquer le fait que « la globalité du champ de pratique des médecins de famille est plus restreinte qu’il y a une dizaine d’années » et mentionne le manque de confiance et de préparation chez les médecins en début de carrière comme l’une des multiples raisons justifiant la nécessité d’une réforme de l’éducation.
La nécessité de changements systémiques
Nous reconnaissons l’existence de diverses raisons expliquant le prolongement prévu de la formation postdoctorale, y compris la complexité grandissante de la médecine familiale et l’alignement de sa durée avec celle des programmes de résidence dans d’autres pays. Par ailleurs, dans l’explication de la justification et de l’objectif du projet, le déclin de la globalité est un thème central dans le rapport du Collège. En attribuant les changements dans la globalité à la préparation et aux choix des médecins en début de pratique, il fait porter le blâme à ces médecins et, par ricochet, à ceux qui leur ont enseigné (et qui leur enseignent). L’idée voulant que les résidents doivent être formés différemment et socialisés de manière à offrir des soins complets et globaux partout au Canada place la responsabilité sur les épaules des médecins à titre individuel plutôt que sur celles du système de santé dans lequel ils travaillent.
Le rapport du Collège débute par une citation familière du Dr Ian McWhinney : « Si nous [les médecins de famille] souhaitons assumer pleinement notre rôle, il est primordial que notre engagement soit inconditionnel. En effet, notre devoir est de rassurer les patients et de ne jamais prononcer la phrase : “Ceci ne relève pas de mon domaine.”16 »
Dans le contexte de la réforme de l’éducation, cette affirmation implique qu’il ne devrait pas y avoir de limites au degré d’engagement des médecins envers la profession et que les lacunes actuelles dans les connaissances cliniques ou, à tout le moins, le manque de confiance, doivent être corrigés17,18. Nous pouvons interpréter cette citation comme signifiant que ceux dont l’engagement ou la confiance ne sont pas inconditionnels ne sont pas dignes de l’emploi et qu’une réforme de l’éducation est nécessaire pour améliorer la responsabilisation sociale chez les stagiaires ou pour leur inspirer un engagement plus grand envers la prestation de soins primaires complets et globaux. Même s’il y a d’autres arguments en faveur du prolongement à 3 ans de la résidence en médecine familiale, la formation des résidents pour qu’ils soient plus engagés et confiants à dispenser des soins complets dans un système de santé qui ne soutient pas la globalité ne surmontera pas les défis actuels concernant l’accessibilité à des soins primaires complets et globaux au Canada19,20.
Nous ne sommes évidemment pas les seuls à remettre en question les attentes imposées aux médecins de famille quant à la prestation de soins complets et globaux. En 2019, Doctors Nova Scotia et le Collège des médecins de famille de la Nouvelle-Écosse ont publié un énoncé de position dans lequel ils faisaient clairement la distinction entre la pratique individuelle des médecins et la pleine portée potentielle de la médecine familiale21. Un rapport de recherche publié en 2021 par Doctors Nova Scotia22 accordait une très grande importance aux soins en collaboration et adaptés à la communauté :
La pratique future de la médecine familiale ne peut plus positionner les médecins de famille comme étant le seul point de soutien pour toutes les questions qui touchent la santé. Il faut comprendre la globalité des soins dans le contexte des déterminants sociaux de la santé, et les résultats des patients en matière de santé comme mesure du rendement des soins primaires devraient être compris en fonction des paramètres de Senn et ses collègues selon lesquels les besoins des patients influent sur toutes les autres facettes du système des soins primaires. Les pratiques de médecine familiale doivent être équipées pour répondre à ces besoins, les médecins de famille doivent être rémunérés pour leur travail et la Nouvelle-Écosse doit prioriser l’équité en répondant aux déterminants sociaux de la santé.
Les revendications de réformes au système ne datent pas non plus d’hier. Par exemple, en 2015, la Fédération des étudiants et des étudiantes en médecine du Canada publiait une actualisation d’un rapport de 2005 dans lequel elle préconisait fortement des possibilités pour les nouveaux diplômés de pratiquer dans des modèles de médecine familiale axés sur l’équipe23. Elle revendiquait aussi des réformes gouvernementales fondées sur des données probantes en matière de planification des ressources humaines en santé et de création de postes en soins primaires qui répondent adéquatement aux déterminants connus du recrutement et de la rétention des médecins. Dans un rapport de 2020 des BC Family Doctors, intitulé « Reimagining family medicine24 », les auteurs réclamaient l’humanisation du système de santé, y compris des conditions dans lesquels ils travaillent :
Nous devons humaniser le système. Actuellement, on s’attend à ce que nous puissions tout faire, que notre temps ne nous appartienne pas. Nous acceptons de travailler des heures impossibles, d’être des superhéros. Nous devons placer notre propre humanité en priorité. Nous devons répondre à nos besoins fondamentaux. Travailler des heures raisonnables. Pas de surcharge de travail. Avoir une équipe et des ressources pour soutenir notre travail. Être respectés, pas exploités. Avoir une rémunération équitable avec des contrats raisonnables ou différents modes de rémunération.
Étant donné que les médecins de famille travaillent autant et se sentent dévalorisés par d’autres spécialistes médicaux, des organisations de gouvernance et de réglementation, des établissements universitaires et même des patients, les messages entourant la justification des réformes de l’éducation et la nécessité d’un engagement « inconditionnel » risquent bien de leur porter un autre coup. La discipline de la médecine familiale peut bien avoir un engagement inconditionnel envers les patients, cet engagement doit être la responsabilité partagée entre les médecins de famille et des équipes et des systèmes de soutien, et non un fardeau individuel démesuré et insupportable. Les propos selon lesquels les médecins en début de carrière n’ont pas les connaissances, la confiance et la responsabilité sociale nécessaires, et qu’ils ont donc besoin de plus de formation, sont contraires aux données actuelles, injustes et dommageables. Il est temps de laisser derrière nous ces distractions et ces propos inexacts, et de nous concentrer plutôt sur les changements systémiques nécessaires pour faire en sorte que les patients aient accès à des soins primaires complets et globaux.
Conclusion
Les médecins de famille, comme tous les médecins, sont responsables d’utiliser leur expertise et leurs années de formation de manière à répondre aux besoins des patients et des communautés. Pour ce travail, les médecins de famille méritent le respect, une rémunération équitable, et des environnements de travail sains et encourageants. Les soins primaires sont la pierre angulaire et le cœur de notre système de santé, et ils sont actuellement soumis à une pression énorme. Les médecins de famille en début de carrière qui abordent l’exercice de leurs rôles, et ce, en temps de crise, sont l’avenir de ce système. Repensons la notion du blâme générationnel, écoutons ce dont ont besoin les médecins en début de carrière et préconisons les changements systémiques qui prendront soin d’eux alors qu’ils prennent soin des Canadiens.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 524.
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