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. 2023 Oct 24;29(3):285–294. [Article in French] doi: 10.1177/10242589231206788

Introduction : Améliorer le travail

Dalia Gesualdi-Fecteau 1,, Christian Lévesque 2, Gregor Murray 3, Nicolas Roby 4
PMCID: PMC10651411  PMID: 38025967

Abstract

Partant du principe que l’amélioration du travail contribue à l’amélioration des sociétés, le défi qu’entend mettre en évidence l’introduction de ce numéro spécial de Transfer: European Review of Labour and Research, consiste à déterminer ce qui rend le travail meilleur, ou pire, et comment il est possible de l’améliorer. Alors que des expériences très variées contribuent à façonner l’avenir de nos économies et de nos communautés, l’un des principaux enjeux consiste à s’engager dans un apprentissage partagé de ces processus afin de stimuler un dialogue entre l’aspiration à un meilleur travail et les conditions susceptibles de entraver ou de faciliter cette amélioration du travail. Cette démarche veut nous inciter à dépasser une conception étroite de la qualité de l’emploi pour adopter un point de vue plus large sur la manière dont les acteurs du monde du travail élaborent des stratégies, innovent et intègrent l’incertitude dans leur quête de solutions durables pour un travail de meilleure qualité. Les principaux thèmes de discussion sont les suivants : pourquoi le travail doit être meilleur (alors qu’il est souvent pire) ; pourquoi un meilleur travail permet-il d’améliorer les sociétés ; comment améliorer le travail ; quel est le rôle des institutions dans cette amélioration du travail ; comment, enfin, les stratégies syndicales sont-elles essentielles dans les processus d’expérimentation destinés à améliorer le travail.

Keywords: Meilleur travail, meilleures sociétés, qualité de l’emploi, expérimentation, stratégies syndicales, institutions, agentivité, démocratie


Un meilleur travail signifie un travail productif, innovant, sain, inclusif et porteur de sens, où les individus jouissent d’un certain degré de contrôle et d’autonomie dans leur vie professionnelle et sont à l’abri d’une incertitude et de risques excessifs pour leur santé et leur bien-être. Un meilleur travail suppose également une démocratie économique et une citoyenneté s’inscrivant dans une vision durable et solidaire de la prospérité pour tou·tes les citoyen·nes et pour les générations futures. Un meilleur travail est lié à la fois aux conditions de l’expérience professionnelle, au statut de l’emploi et aux droits du travail qui en découlent. Or la situation actuelle s’avère très différente : les réformes néolibérales, la fragmentation des lieux de travail et des chaînes d’approvisionnement, la financiarisation, les nouvelles technologies numériques et les pandémies mondiales ont souvent entraîné une détérioration du travail et une dislocation des communautés. De plus, en dépit d’une aspiration claire à un “meilleur travail”, nombre d’institutions qui visaient à stimuler la solidarité, l’égalité et la prospérité dans les économies les plus développées semblent incapables d’apporter une réponse adéquate aux besoins individuels et collectifs des travailleur·euses.

Alors que des expériences très variées contribuent à façonner l’avenir de nos économies et de nos communautés, l’un des principaux défis consiste à mieux comprendre ces processus et à engager les acteurs du monde du travail et les responsables politiques dans un processus d’apprentissage partagé. Le défi que ce numéro thématique de Transfer: European Review of Labour and Research se propose de relever est d’explorer ce qui permet d’améliorer le travail, ou ce qui au contraire le détériore, et la manière dont on peut l’améliorer. Ce numéro se focalise ainsi sur les dimensions constitutives du travail, examine si et comment les travailleur·euses choisissent entre ces différentes dimensions, et la manière dont les syndicats, les organisations et les entreprises, mais aussi d’autres acteurs de la société civile et des politiques publiques, peuvent contribuer à améliorer le travail, plutôt qu’à le détériorer.

Nous avons demandé aux auteur·es de ce numéro d’éclairer les aspects relatifs à l’amélioration et à la dégradation du travail à la lumière de leurs recherches portant sur différents types de travail, dans différents secteurs, avec des positions variées et dans des contextes nationaux différents. Les sept articles de ce numéro traitent de l’amélioration et de la détérioration du travail en tant que concept et de son application dans des contextes nationaux spécifiques.

Ces contributions présentent certains des résultats d’un projet de recherche collaboratif international et interdisciplinaire en cours: le Projet de partenariat sur l’expérimentation institutionnelle et l’amélioration du travail du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT). Financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ce projet pluriannuel (2017-2026) réunit un large éventail de centres partenaires et d’autres chercheur·euses affilié·es dans plus d’une douzaine de pays, dans un dialogue permanent sur les défis théoriques et pratiques de l’expérimentation en matière d’amélioration du travail.

Un précédent numéro de Transfer (Ferreras et al., 2020; Murray et al., 2020) s’était concentré sur la nature et les processus d’expérimentation dans la re-régulation du travail en examinant comment, confrontés aux incertitudes liées aux perturbations majeures de la régulation du travail, divers acteurs s’étaient engagés dans l’expérimentation de nouveaux ensembles de règles et de normes et de nouveaux répertoires. Même si ces processus affectaient de toute évidence le travail lui-même, cette publication n’avait pas abordé la question de savoir ce qui rendait le travail meilleur ou pire, ni l’expérience des travailleur·euses par rapport aux différentes dimensions du travail.

Ce numéro spécial traite donc de l’amélioration et de la détérioration du travail. Il entend favoriser le dialogue entre l’aspiration à un meilleur travail et les conditions susceptibles de faciliter ou de faire obstacle à cette amélioration. Il constitue une invitation au dialogue comparatif visant à une compréhension plus large du travail dans la société. Ce numéro vise également à encourager un large éventail d’acteurs du monde du travail à adopter cette vision élargie de l’amélioration du travail dans leur manière d’élaborer des stratégies, d’innover et d’intégrer l’incertitude dans leur recherche de solutions durables.

Cette introduction met en évidence quelques idées clés qui sous-tendent les contributions de ce numéro spécial en montrant pourquoi le travail doit être meilleur (mais est souvent pire), pourquoi l’amélioration du travail tend vers une amélioration de la société, comment améliorer le travail, quel est le rôle des institutions dans l’amélioration du travail et, enfin, dans un contexte de fortes perturbations, en quoi les stratégies syndicales sont essentielles aux processus d’expérimentation visant à améliorer le travail.

Pourquoi le travail doit être meilleur. . . mais est souvent pire

Des décennies d’expérimentation néolibérale ont fragilisé le tissu des modèles sociaux qui contribuaient jadis à la cohésion et à la stabilité du travail (Murray et al., 2020). Nous avons notamment assisté à une diminution du taux de syndicalisation et de la couverture des négociations collectives, et à un affaiblissement des droits qui sous-tendent la relation de travail classique. Le travail s’en est trouvé détérioré.

Dans leur contribution, Valeria Pulignano, Claudia Marà, Milena Franke et Karol Muszynski (2023) examinent comment en Belgique et en France, les modèles d’affaires basés sur l’intermédiation numérique des services d’aide à domicile perpétuent l’invisibilité et le caractère informel de ce travail. En dépit de contextes réglementaires nationaux distincts, les auteur·es soulignent le caractère endémique du travail non rémunéré et, même dans les contextes formels de soins domestiques, la manière dont ces travailleur·euses, pour qui le risque est largement individualisé, sont confrontés à des coûts économiques et sociaux considérables. Autrement dit, ce travail est souvent genré, non reconnu, informel et fréquemment non rémunéré.

Maxime Bellego, Virginia Doellgast et Elisa Pannini (2023) décrivent un cas illustrant de manière éloquente la détérioration du travail : la restructuration de France Télécom (FT/Orange), laquelle a entraîné la mise en place d’un contrôle centralisé, une division tayloriste étroite du travail et une pression systématique sur les employés pour les pousser à déménager ou à démissionner. Cette situation de mauvais travail dépassait les limites du lieu de travail et a débouché sur une crise sociale qui s’est traduite par des troubles psychosociaux et par le suicide de nombreuses personnes salariées.

Olga Tregaskis et Alita Nandi (2023) examinent comment et quand la formation fait la différence au Royaume-Uni. Elles s’intéressent en particulier au dépassement des frontières entre travail et vie privée, notamment en ce qui concerne la manière dont la formation relative aux compétences professionnelles et personnelles affecte à la fois les emplois et le bien-être. Non seulement les mauvais emplois ont tendance à se cumuler, mais la recherche indique que les jeunes qui occupent des emplois de mauvaise qualité ont une satisfaction de vie et des niveaux de bonheur inférieurs à ceux et celles qui sont au chômage. Autrement dit, et ce constat met l’amélioration du travail au premier rang de nos réflexions sur l’inclusion et l’exclusion, pour bon nombre de jeunes, un emploi de mauvaise qualité est pire que pas d’emploi du tout.

Nikolaus Hammer (2023) étudie le processus de valorisation et de dévalorisation économique et sociale dans les chaînes de valeur de l’industrie du vêtement en Europe de l’Est et dans le bassin méditerranéen. Les conséquences dramatiques de la détérioration du travail dans ces chaînes de valeur ont ému le grand public et suscité des pressions considérables de la part de la société civile. En dépit des efforts visant à améliorer les conditions de travail en conjuguant le respect des règles du marché privé, l’application des normes publiques en matière d’emploi et le contrôle du respect des droits humains, cette gouvernance hybride s’est révélée incapable de favoriser une amélioration des conditions de travail.

De la qualité de l’emploi à l’amélioration du travail et de la société

À l’opposé de ces exemples de travail détérioré, un travail de meilleure qualité fait office de pivot vers une amélioration de la société. Alors que la recherche s’était concentrée sur la qualité de certains emplois, les grandes mutations contemporaines démontrent la nécessité d’adopter une approche plus large du travail, de comprendre que les emplois font partie intégrante de la vie et de la société, et de réfléchir à un meilleur travail plutôt qu’à la qualité d’un emploi en particulier. L’amélioration du travail devient ainsi un enjeu majeur pour l’amélioration de nos sociétés.

La contribution de Gregor Murray, Dalia Gesualdi-Fecteau, Christian Lévesque et Nicolas Roby (2023) développe cette approche plus holistique. En privilégiant la notion non pas d’emploi, mais de travail de meilleure qualité, elle entend identifier certains aspects spécifiques du travail qui sont liés à des tendances sociétales plus larges comme l’égalité/l’inégalité, le bien-être et les perspectives qui s’offrent à chacun.e, ainsi qu’à la possibilité de contribuer à la vie démocratique de la communauté. Le passage de la qualité de l’emploi à l’amélioration du travail est un objectif ambitieux à de nombreux égards, mais représente une étape clé dans la promotion d’une vision plus large du rôle central du travail dans l’avenir de nos démocraties, et permet de rappeler l’importance d’un travail de meilleure qualité dans la création de sociétés meilleures. En élargissant et en dynamisant leur compréhension de la manière d’améliorer le travail, les auteur·es identifient trois dimensions constitutives du travail : (1) les risques économiques, sanitaires et sociaux ; (2) le contrôle ou l’autonomie, c’est-à-dire la capacité d’exercer un pouvoir de décision et de contrôle sur le travail lui-même et sur les frontières entre ce travail et d’autres aspects de la vie en dehors du travail ; (3) et l’expressivité, ce qui renvoie à la “voix” ou à la possibilité de s’exprimer individuellement et collectivement, de construire une carrière ou une vie au travail et d’être en mesure de réaliser son potentiel au travail.

Gerhard Bosch (2023) souligne l’ampleur du défi que le changement structurel global nécessaire à la décarbonisation de l’économie pose au monde du travail. L’amélioration du travail se trouve au cœur de cette transformation. Il existe un risque réel que les blocages politiques inspirés par les climatosceptiques empêchent la mise en œuvre de politiques visant à lutter contre les changements climatiques si des emplois bien rémunérés disparaissent avant que les compétences requises pour les nouveaux emplois verts ne soient acquises. Ce qui entraînera inévitablement une détérioration des conditions de travail (travail précaire, par exemple). Un meilleur travail constitue un préalable essentiel à une amélioration de la société et du monde. Cela suppose des stratégies de transition juste reposant sur une série d’innovations sociales dans les politiques du marché du travail, en termes notamment de formation et d’amélioration des compétences, de conditions de travail décentes et d’inclusion sociale. Un meilleur travail (et non un pire) est un élément inhérent à l’objectif de sociétés plus vertes et se trouve au cœur même d’une transition juste.

L’amélioration du travail fait donc partie de la solution à un certain nombre de problèmes sociaux graves, dont les externalités sociales supposent un renouvellement des institutions, ainsi que le soutien des personnes au travail, de leurs familles et de leurs ami·es. La lentille de la formation permet à Tregaskis et Nandi (2023) d’explorer la fluidité des frontières entre le travail et les opportunités de vie, en particulier pour des groupes défavorisés déjà confrontés à des formes d’exclusion. Pour Pulignano, Marà, Franke et Muszynski (2023), le scandale est celui de la multiplication du travail non rémunéré par le biais de nouvelles formes d’exploitation numérique. Pour Bellego, Doellgast et Pannini (2023), les risques psychosociaux liés aux nouvelles formes d’organisation du travail soulèvent des problèmes majeurs. Pour Murray, Gesualdi-Fecteau, Lévesque et Roby (2023), les enjeux sont liés au sens du travail et à la démocratie en elle-même. Pour Bosch (2023), l’amélioration du travail n’est rien de moins qu’une condition essentielle à la survie de la planète.

Améliorer le travail

L’objectif d’un travail productif, innovateur, sain et inclusif est au centre de toutes les contributions à ce numéro. Il existe des parcours variables et évolutifs où le pire peut devenir le meilleur, mais également, comme nous l’avons souligné plus haut, où le meilleur peut aussi - et trop souvent - devenir le pire.

Bellego, Doellgast et Pannini (2023) présentent un cas intéressant d’amélioration du travail. À la suite d’une crise profonde à France Télécom ayant mené au suicide de plusieurs salarié·es, et suivant les pressions syndicales pour aborder la question de la santé psychosociale sur le lieu de travail, l’entreprise a opté pour un modèle plus collaboratif, conférant aux travailleur·euses une plus grande autonomie, des compétences élargies, une participation accrue et une voix au chapitre dans la prise de décision. Cette évolution a été favorisée par le renforcement du contre-pouvoir des syndicats, qui a incité les dirigeant·es de l’entreprise à faire de la santé psychosociale un objectif important de l’organisation.

La formation est souvent présentée comme un élément clé de l’amélioration du travail. Certes, l’accès à une formation de qualité peut contribuer à l’acquisition de compétences permettant d’accéder à un meilleur emploi, mais selon Tregaskis et Nandi (2023), l’intégration de telles formations dans les modèles d’affaires actuels s’est révélée être « obstinément évanescente ». Elles examinent comment la formation, professionnelle ou non, peut ouvrir la voie à des résultats et à des changements positifs dans la vie des travailleur·euses, en particulier pour les personnes confrontées à d’autres facteurs qui limitent leurs chances dans la vie (statut d’emploi, genre, origine ethnique et statut migratoire, âge et difficultés de la région où elles vivent). En s’appuyant sur les données fournies par l’initiative « Understanding Society » au Royaume-Uni, elles relèvent que la formation liée à l’emploi (y compris celle portant sur la santé et la sécurité) constitue un moyen d’améliorer la satisfaction de la vie pour les groupes structurellement défavorisés (vivant dans des zones défavorisées, à faible niveau de qualification, au chômage). Même si les hommes et la majorité blanche bénéficient toujours davantage de la formation liée à l’emploi, de façon générale, les possibilités de formation sont plus étroitement associées à un meilleur travail.

Dans un contexte de croissance exponentielle des plateformes numériques, les acteurs du monde du travail se lancent dans diverses formes d’expérimentation et sortent de leurs répertoires stratégiques traditionnels en vue d’améliorer le travail. La contribution de Sarah Abdelnour, Émilien Julliard et Dominique Méda (2023) montre comment, face au caractère disruptif du travail sur les plateformes numériques, les inspecteur·rices du travail ont adapté leurs stratégies pour compenser la passivité de l’État français (lui-même imprégné de l’idéologie du travail à la demande créateur d’emplois) et protéger le modèle social du travail salarié. Malgré leurs moyens limités et en se tenant à l’écart des orientations politiques favorables aux plateformes numériques, les inspecteur·rices du travail français se sont efforcés de faire reconnaître les travailleur.euses des plateformes comme des salarié·es. En leur garantissant des droits et des protections plus solides, les inspecteur·rices du travail peuvent jouer un rôle de résistance au sein des institutions de l’État et contribuer à améliorer les conditions de travail.

Le cadre proposé par Murray, Gesualdi-Fecteau, Lévesque et Roby (2023) met l’accent sur la complexité et les multiples facettes du meilleur et du pire travail et explique comment les travailleur·euses naviguent entre ces différentes dimensions au gré des circonstances. Cette situation conduit à multiplier ce que l’on peut qualifier de compromis - parfois volontaires, souvent imposés et reflétant les asymétries structurelles inhérentes à la relation d’emploi - afin de mieux correspondre à leurs circonstances propres. Bien qu’il n’existe pas de configuration unique, il est important de mettre en évidence les éléments qui caractérisent un travail de meilleure et de moindre qualité, ainsi que la complexité des choix auxquels les personnes sont confrontées lorsqu’elles passent d’un ensemble d’emplois de haute qualité à un ensemble d’emplois de moindre qualité.

Des institutions pour un meilleur travail

Au cours des dernières décennies, le néolibéralisme a remis en cause bon nombre des conditions nécessaires pour faire face aux changements structurels majeurs en cours.

Ce constat est au cœur de la contribution de Bosch (2023), qui fait valoir que l’érosion d’un cadre institutionnel inclusif compromet la capacité de l’économie allemande à négocier la transition verte. Il oppose les systèmes d’emploi exclusifs, où les coûts de transition sont considérables, aux systèmes inclusifs, où ces coûts sont bien plus faibles, ce qui facilite les changements structurels. Dans les systèmes exclusifs où les institutions universelles du marché du travail sont peu développées, une rémunération avantageuse est l’apanage des travailleur·euses disposant d’un fort pouvoir de négociation. Les systèmes inclusifs s’appuient sur une politique active du marché du travail pour financer la formation requise, puis sur un degré élevé de couverture des négociations collectives pour réduire les disparités de revenus entre les entreprises et les secteurs et favoriser la mobilité professionnelle des travailleur·euses. Autrement dit, la dualisation croissante de l’emploi et l’effritement du modèle social sur lequel il repose risquent de constituer un obstacle important aux transitions numérique et écologique. Le succès de ces transitions passe par la reconstruction d’institutions du travail inclusives, notamment une couverture efficace des négociations collectives, susceptibles de faciliter les changements structurels. Le défi pratique consiste donc à renverser la longue tendance à l’érosion des institutions sociétales inclusives pour affronter les perturbations socio-économiques les plus urgentes.

Comme l’illustre Hammer (2023), certains secteurs sont confrontés à des problèmes persistants quand il s’agit d’améliorer le travail. Son analyse des chaînes de valeur européennes de l’industrie du vêtement met en évidence l’inefficacité de la diligence raisonnable volontaire en matière de droits humains et d’autres mécanismes non contraignants de conformité et de gouvernance privée hybride pour améliorer le travail. Il est peu probable que le travail s’améliore si les grandes entreprises ne sont pas soumises à un contrôle, si l’État ne fait pas respecter les conditions de travail et si la mise en place de mécanismes de gouvernance des chaînes d’approvisionnement, robustes et favorisant la participation des travailleur·euses, tarde à se concrétiser.

La contribution de Pulignano, Marà, Franke et Muszynski (2023) étudie comment, en dépit d’un cadre réglementaire conçu pour en réduire le caractère informel, le travail sur plateforme dans le secteur des soins en Belgique et en France fait supporter des coûts économiques et sociaux significatifs aux travailleur·euses concerné·es. Malgré les différences entre les contextes réglementaires nationaux, leur étude montre que ces travailleur·euses supportent fréquemment le risque économique lié au travail non rémunéré, en raison, notamment, de la difficulté d’accès aux protections qui limitent l’exécution de ce type de travail. Dans les deux contextes, l’absence d’application des réglementations existantes et de représentation syndicale pour plaider en faveur d’une amélioration des réglementations et de leur application représente un obstacle majeur à l’amélioration du travail, sachant que le travail non rémunéré est ancré dans les relations d’emploi informelles et que les travailleur·euses individuel.les doivent accepter un risque économique (temps de travail et travail non rémunéré) et social (stress émotionnel pour gérer les attentes, éviter les escroqueries et le harcèlement) toujours plus grand. Les auteur·es ont toutefois repéré de petites différences institutionnelles non dénuées d’importance, par exemple le fait qu’en Belgique, les travailleur·euses des plateformes sont officiellement employé·es par des agences, alors qu’en France, ils et elles le sont par des client·es. Concrètement, les travailleur·euses du secteur des soins en France sont confronté·es à des coûts bien plus élevés. En effet, la pression de préserver leur réputation est exacerbée par le caractère informel de leurs activités, qui les contraint à effectuer des tâches non rémunérées pour améliorer leur recherche d’emploi et assurer la continuité de leurs relations avec la clientèle.

Le cas étudié par Abdelnour, Julliard et Méda (2023) montre comment les institutions existantes peuvent être repensées afin de faire face aux défis résultant de la priorité qu’accordent les politiques publiques à la création d’emplois plutôt qu’à la protection des travailleur·euses. Les auteur·es examinent comment, pour promouvoir l’amélioration du travail, des inspecteur·rices du travail surmontent les contradictions tout en s’exposant à des résistances internes au sein des institutions de l’État. Les inspecteur·rices du travail estiment toujours que le statut de salarié constitue le principal moyen d’améliorer le travail : leurs services soutiennent une stratégie d’amélioration du travail qui vise à préserver le modèle social fondé sur l’emploi et l’accès à des droits et des protections plus solides liés à ce statut. Par contraste, les objectifs économiques de l’État sont principalement axés sur la “stimulation de la création d’emplois au détriment de la qualité du travail”. Le travail sur plateforme est souvent lié à des conditions de travail précaires, et la main-d’œuvre, considérée comme indépendante plutôt que salariée. L’article décrit comment les inspecteur·rices du travail s’efforcent de faire en sorte que les travailleur·euses des plateformes soient reconnu·es comme des personnes salariées, un statut qui leur confère des droits et des protections plus solides. Les auteur.es démontrent comment, au-delà de l’intervention de l’inspection, dont la mission même est de s’assurer du caractère effectif des protections juridiques prévues, chaque inspecteur·rice du travail peut jouer un rôle de catalyseur de l’amélioration du travail.

Crise, expérimentation et stratégies syndicales

Les incertitudes engendrées par les mutations actuelles offrent aux syndicats et à d’autres acteurs la possibilité de sortir des répertoires stratégiques traditionnels et de s’engager dans l’expérimentation afin d’améliorer le travail. Face au repli prolongé de l’État, l’agenda pour un meilleur travail met en lumière la nécessité de réorienter les stratégies syndicales.

Le cas de France Télécom étudié par Bellego, Doellgast et Pannini (2023) illustre la manière dont des acteurs locaux ont su expérimenter de nouvelles formes de dialogue social pour améliorer les conditions de travail, notamment par le renforcement des compétences, l’autonomie et la participation des travailleur·euses. Cette expérience organisationnelle a été un succès car elle a permis aux cadres et aux travailleur·euses de tester de nouvelles approches, plus participatives, et de prendre ensemble des décisions concernant l’organisation du travail, les compétences professionnelles, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ainsi que la gestion du stress. Cette « réponse éphémère » à une crise s’est ensuite institutionnalisée avec succès, tant au niveau de l’entreprise qu’au niveau national. Les auteur·es expliquent comment les syndicats et les autres représentant·es des travailleur·euses peuvent utiliser des formes d’expression collective face aux menaces contre la santé et le bien-être de leurs membres. Ce cas montre comment les syndicats peuvent recourir à des stratégies expérimentales pour lutter contre les modèles étroits d’organisation du travail et pour stimuler l’investissement dans les compétences et l’autonomie des travailleur·euses: il faut veiller à l’équilibre des pouvoirs, afin de s’assurer que les intérêts des travailleur·euses et la voix collective pèsent suffisamment lourd dans la prise de décision.

Bosch (2023) souligne également les possibilités pour les syndicats de s’engager dans des expérimentations visant une amélioration du travail. Il évoque ainsi l’initiative allemande de politique publique et des organisations syndicales en faveur d’accords tournés vers l’avenir et portant sur les transformations numériques. Comme le montrent Bosch et Schmitz-Kießler (2020), les entreprises, les travailleur·euses et leurs représentant·es ont identifié les risques et se sont accordé·es sur des sujets de préoccupation communs à aborder lors des négociations futures : le temps de travail, la flexibilité, la sécurité des données, la gestion de projets, le leadership, la gestion de la santé et la réduction du stress, l’implication précoce des comités d’entreprise, l’information et la participation des travailleur·euses, ainsi que les besoins en matière de compétences et la formation professionnelle. Une telle approche expérimentale pourrait facilement être adaptée pour répondre aux exigences des stratégies de lutte contre les changements climatiques et être reproduite par les syndicats et les autorités chargées des politiques publiques dans d’autres contextes nationaux.

Tregaskis et Nandi (2023) mettent en lumière une autre forme importante d’expérimentation initiée par des acteurs de terrain : la création commune d’initiatives de formation impliquant les apprenant·es par le biais de réseaux communautaires et de groupes d’action sociale afin d’élaborer des solutions localisées et contextuelles aux besoins de formation. Ces initiatives sont généralement liées à des objectifs d’ordre social plutôt qu’économique, et s’inscrivent donc dans le cadre d’objectifs sociétaux plus larges visant à l’amélioration du travail. Les auteures présentent des exemples d’initiatives alimentaires locales liées à la question de la production alimentaire durable et de la pauvreté, ainsi que des projets pratiques de bricolage visant à compenser les problèmes de santé des hommes qui se retrouvent souvent isolés après avoir quitté le marché du travail. Les expériences menées dans le cadre de ces communautés d’apprentissage offrent une opportunité de transfert des compétences existantes et d’apprentissage de nouvelles compétences, de développement des réseaux sociaux, de définition des attentes en matière de qualité de vie et de travail, et de création d’effets d’entraînement positifs au-delà des frontières entre vie professionnelle et vie privée.

Pour Hammer (2023), en dépit de la riche histoire de l’expérimentation autour de la gouvernance hybride visant à améliorer les chaînes de valeur de l’industrie du vêtement, l’absence de remèdes efficaces à la dégradation du travail dans ce secteur est liée à la faiblesse de la gouvernance axée sur les travailleur·euses et à l’absence de mise en œuvre efficace de cette gouvernance par les pouvoirs publics. Cette situation trouve essentiellement son origine dans la faiblesse de l’action collective menée par les associations de la société civile ou les syndicats. De nombreuses expériences sont possibles, centrées sur le développement du pouvoir d’action et des capacités collectives des syndicats et des travailleur·euses, pour créer de nouvelles formes de pression susceptibles d’améliorer les conditions de travail.

Les contributions à ce numéro spécial montrent que l’amélioration du travail n’est pas seulement une question d’institutions désincarnées, mais dépend aussi de l’action des acteurs et des expérimentations que ceux-ci mettent de l’avant. Elles soulignent la nécessité d’élargir les objectifs syndicaux autour de l’amélioration du travail. Cela suppose de s’attaquer aux inégalités structurelles et aux asymétries au travail, par la syndicalisation et par une plus grande participation des travailleur·euses. Pour y parvenir, il faut tenir un discours convaincant qui met l’accent sur l’importance cruciale d’un meilleur travail pour de meilleures sociétés. Cela nécessite également de nouvelles ressources et de nouvelles capacités collectives. Qu’il s’agisse de l’érosion des modèles sociaux, de l’impact des pandémies mondiales, de la numérisation et de l’intelligence artificielle ou encore de la crise climatique, les transformations actuelles soulignent l’importance d’un tel agenda. Pour Bellego, Doellgast et Pannini (2023), l’accent doit être mis sur l’autonomie, la liberté d’action et la formation en matière de santé psychosociale, à la fois sur le lieu de travail et en dehors de celui-ci. Pour Tregaskis et Nandi (2023), une plus grande participation des syndicats et des groupes d’action sociale est indispensable pour répondre aux besoins importants en matière de formation. Pour Abdelnour, Julliard et Méda (2023) et pour Bosch (2023), seul un modèle social qui garantit des droits robustes peut permettre une transition plus aisée vers une économie numérique et verte. Pour Hammer (2023), la faiblesse sous-jacente de la variété des expérimentations dans les chaînes de valeur de l’industrie du vêtement est liée à l’absence de contrôle strict de la part de l’État et à la faiblesse de l’action collective à travers les associations de la société civile et les syndicats. Pulignano, Marà, Franke et Muszynski (2023) soulignent l’importance des stratégies de syndicalisation pour les travailleur·euses des plateformes de soins et le rôle des initiatives législatives et de la négociation collective dans la mutualisation des risques et la lutte contre les formes endémiques de travail dégradé dans ce secteur. Murray, Gesualdi-Fecteau, Lévesque et Roby (2023) font ressortir la nécessité de principes centrés sur la dimension expressive du travail et sur le rôle des syndicats et des mécanismes de représentation dans l’amélioration du travail comme moyen essentiel de créer des sociétés meilleures.

Acknowledgments

Nous tenons à remercier les nombreux chercheurs du Projet de partenariat sur l’expérimentation institutionnelle et l’amélioration du travail du CRIMT pour leurs contributions aux débats éclairants sur l’expérimentation pour un travail de meilleure qualité, ainsi que les éditeurs et éditrices de Transfer et le comité éditorial pour leur soutien à ce numéro spécial.

Footnotes

Financement: Le Projet de partenariat sur l’expérimentation institutionnelle et l’amélioration du travail du CRIMT est soutenu par des subventions du programme de partenariat du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), du programme de Regroupements stratégiques du Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQ-SC) et par les contributions provenant de centres partenaires et de chercheur·euses participant·es.

Contributor Information

Dalia Gesualdi-Fecteau, École de relations industrielles (ÉRIUM) et Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), Université de Montréal, Canada.

Christian Lévesque, Département de la gestion des ressources humaines et Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), HEC Montréal, Canada.

Gregor Murray, École de relations industrielles (ÉRIUM) et Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), Université de Montréal, Canada.

Nicolas Roby, Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), Université de Montréal, Canada.

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Articles from Transfer (Brussels, Belgium) are provided here courtesy of SAGE Publications

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