Résumé
En Afrique, les droits des adolescentes et des jeunes femmes en matière de santé sexuelle et reproductive sont fortement influencés par les normes sociales. Cet article se penche sur le rôle crucial que jouent ces normes dans les décisions et les parcours d’avortement des jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans au Bénin. Une approche ethnographique a été adoptée pour la collecte des données auprès des jeunes femmes ayant eu recours à l’avortement, de leurs proches, ainsi que d’autres membres de la communauté.
Les résultats révèlent que ces jeunes femmes se retrouvent confrontées à une triple charge normative dans leur environnement social. Elles doivent jongler avec des normes contradictoires qui stigmatisent à la fois les grossesses précoces, entravent une éducation sexuelle adéquate, et condamnent fermement l’avortement. Ces pressions normatives sont souvent le moteur de leur recours à des avortements, généralement effectués dans des conditions précaires. L’étude met également en évidence le rôle majeur des parents dans les décisions et les démarches d’avortement des adolescentes de moins de 20 ans. Lorsque les hommes sont impliqués dans la recherche de soins pour l’avortement, les adolescentes et les jeunes femmes ont généralement accès à des procédures sécurisées. Cependant, leur accès aux soins de suivi et à la contraception après un avortement est entravé par les normes sociales des professionnels de la santé.
En plus de l’élargissement des conditions d’accès à l’avortement au Bénin en octobre 2021, il est impératif de mettre en œuvre des interventions axées sur la clarification des valeurs, la sensibilisation aux droits des adolescentes, la lutte contre les violences obstétricales et la stigmatisation sociale. Ces mesures sont essentielles pour alléger le poids des normes sociales qui pèsent sur ces jeunes femmes.
Mots clés: grossesse non désirée, avortement, normes sociales, adolescentes et jeunes femmes, Bénin
Abstract
In Africa, the rights of adolescent girls and young women in terms of sexual and reproductive health are strongly influenced by social norms. This article delves into the pivotal role these norms play in the abortion decisions and experiences of young women aged 15–24 in Benin. An ethnographic approach was adopted for data collection among young women who have undergone abortion, their confidants, and other community members. The findings reveal that these young women face a threefold normative burden in their social environment. They juggle contradictory norms that simultaneously stigmatise early pregnancies, hinder proper sexual education, and strongly condemn abortion. These normative pressures often drive their resort to abortions, typically carried out under unsafe conditions. The study also highlights the significant role parents play in the abortion decisions and processes of teenagers under 20. When men are involved in seeking care for abortion, adolescents and young women usually access safer procedures. However, their access to aftercare and contraception following an abortion is hindered by the social norms of healthcare professionals. In addition to broadening the conditions of access to abortion in Benin in October 2021, it is imperative to implement interventions centred on value clarification, raising awareness of adolescents’ rights, combating obstetric violence, and social stigmatisation. These measures are crucial to alleviate the weight of social norms bearing down on these young women. DOI: 10.1080/26410397.2023.2294793
Keywords: unintended pregnancy, abortion, social norms, adolescent girls and young women, Benin
Introduction
Les avortements pratiqués dans des conditions non sécurisées représentent un enjeu crucial de santé publique dans les pays en développement, notamment ceux aux législations restrictives en matière d’avortement.1,2 Avant la révision en octobre 2021 de la loi relative à la santé sexuelle et reproductive élargissant les conditions d’accès à l’avortement, le Bénin ne permettait l’avortement que dans des situations très spécifiques, telles que des risques pour la vie ou la santé de la femme, en cas de viol, d’inceste ou de malformation fœtale.3 Dans ce cadre, nombre d’adolescentes et de jeunes femmes se tournaient vers des interventions non sécurisées, source de complications graves, voire mortelles. Au Bénin, les complications liées à ces avortements non sécurisés figurent parmi les principales causes de mortalité maternelle (un ratio estimé à 394/100,000 naissances vivantes), comptant pour 13 à 15% des décès maternels soit environ 200 décès annuels dus à des avortements spontanés ou provoqués.4–6
En 2019, parmi les 1924 femmes ayant reçu des soins post-avortement dans le département de l’Atlantique, au sud du Bénin, plus de la moitié étaient âgées de 15 à 24 ans.4 Toutefois, ces statistiques ne dévoilent que la partie émergée de l’iceberg des conséquences des avortements non sécurisés. Elles omettent les femmes n’ayant pas sollicité de soins pour des complications post-avortement, et celles ayant avorté sans encombre. Par ailleurs, elles ne reflètent pas les répercussions sociales et psychologiques profondes dans une société marquée par la stigmatisation des grossesses hors mariage.
Des normes sociales profondément ancrées et généralement non-explicites, établissent ce qui est ou n'est pas acceptable au sein d'une communauté et influencent les comportements. En Afrique subsaharienne, des études montrent que certaines conditions doivent être remplies pour qu'une grossesse soit socialement acceptable.7,8 Au Bénin, des normes sociales non écrites dictent ce qui est considéré comme “acceptable” pour une grossesse,9 mais ces normes, souvent influencées par des croyances religieuses - notamment l'opposition à l'utilisation de la contraception par les jeunes, rendent également les adolescentes et les jeunes femmes plus susceptibles d'avoir des grossesses non désirées.10
Face à ces normes, divers acteurs tels que les parents, les pairs, la société et les professionnels de santé, tout en valorisant certaines grossesses, contribuent à la stigmatisation des grossesses hors mariage.11–13 Cette stigmatisation peut engendrer isolement, stress et pensées suicidaires chez les jeunes.12 La peur du jugement social devient alors un moteur majeur du recours à l’avortement, perçu comme un moindre mal par certaines adolescentes et jeunes femmes.11,14,15 La littérature indique que les adolescentes et les jeunes femmes ont davantage tendance à recourir à des avortements non sécurisés et à retarder la recherche de soins médicaux que leurs aînées.16,17 Elles ont également tendance à consulter des personnes non qualifiées, souvent non médicaux, avec des risques accrus de complications.18 Bien que l’impact des normes sociales sur la décision d’avorter soit reconnu, leur rôle dans le choix du type d’avortement demeure peu étudié. Une lacune est également observée concernant le processus décisionnel des adolescentes et des jeunes femmes en matière d’avortement.19
De nombreuses études ont identifié les raisons poussant les femmes en âge de procréer et leurs proches à recourir à l’avortement soulignant l’impact des normes sociales dans cette décision.9,11,14 Cependant, ces normes sont souvent mentionnées de façon générale sans être réellement détaillées.
À notre connaissance, peu d’études documentent les normes sociales et les considérations de genre inculquées aux adolescentes et jeunes femmes, puis leur influence sur la santé reproductive des jeunes, notamment dans le recours à l’avortement non sécurisé. Notre étude ambitionne d’examiner en détail l’impact de la manière dont les normes sociales interviennent dans la prise de décision et le parcours d’avortement des adolescentes et des jeunes femmes de 15 à 24 ans dans le département de l’Atlantique, avant la modification de la loi sur la santé sexuelle et reproductive d’octobre 2021.
Éclaircissements conceptuels
Le champ de la santé sexuelle et reproductive est en perpétuelle mutation, avec des notions qui se transforment dynamiquement. Dès lors, il nous paraît primordial de préciser certains concepts clés qui seront abordés au fil de cet article. Voici notre approche:
Normes sociales
Elles se réfèrent aux croyances relatives aux comportements jugés adéquats au sein d’un groupe donné. Bien qu’étant généralement tacites et non codifiées, la majorité des personnes les assimilent, les valident et les respectent. Ces normes sont contextuelles et proviennent du milieu extérieur à l’individu, et sont typiquement partagées par les membres d’une même communauté ou d’une même société.20 Dans notre étude, nous abordons de manière opérationnelle les normes sociales en santé sexuelle et reproductive comme les comportements socialement approuvés ou désapprouvés pour les adolescentes et les jeunes femmes du département de l’Atlantique. La désapprobation éclaire sur l’origine de ces normes dans la société, en particulier dans le secteur de la santé sexuelle et reproductive. Nous intégrons aussi la prise en compte des récompenses ou sanctions associées à la conformité ou non à ces normes, ainsi que le caractère binaire des choix possibles (par exemple, s’abstenir ou s’adonner à des relations sexuelles avant le mariage, poursuivre ou arrêter une grossesse, etc.). Dans cette perspective, nous abordons le concept de normes sociales dans une acception large, incluant d’autres facettes comme les normes de genre et celles influencées par des croyances religieuses et socioculturelles. Les normes de genre, centrées sur la dimension genrée des rapports humains, définissent les comportements jugés acceptables et appropriés pour les femmes et les hommes au sein d’un groupe ou d’une société donnée. Ancrées tant dans les institutions formelles qu’informelles, ces normes sont intériorisées, constamment façonnées et reproduites au travers des interactions sociales. Elles influencent l’accès (souvent inégal) des femmes et des hommes aux ressources et aux libertés, affectant de ce fait leur voix, leur pouvoir et leur perception de leur identité.21 Dans le cadre de cet article, nous mobilisons le concept de normes de genre pour explorer, entre autres, la socialisation distincte des filles et des garçons, les attentes sociales selon les sexes, et les conséquences des déviances vis-à- vis des normes suivant les sexes.
Adolescents et jeunes
L’Organisation des Nations Unies (ONU) définit un jeune comme une personne âgée de 15 à 24 ans.22 Dans notre étude, nous nous intéressons spécifiquement aux individus de cette tranche d’âge, que nous appelons « adolescentes et jeunes femmes ». Nous avons circonscrit notre attention à cette population car elle constitue un groupe distinct et particulièrement vulnérable. Leur personnalité est en plein épanouissement, façonnée par les normes sociales véhiculées par leurs familles et les institutions religieuses. Certaines de ces normes peuvent concourir à générer des problèmes de santé comme nous le détaillerons dans cet article.
Avortements non sécurisés
Un avortement est dit non sécurisé lorsqu’il est réalisé à L’aide d’une méthode non recommandée par L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), non adaptée à l’âge gestationnel, et par une personne qui ne possède pas les compétences nécessaires.23
Description du cadre conceptuel de l’étude
Nous nous sommes appuyés sur le cadre théorique de Cislaghi et Heise,24 adapté par Pulerwitz et al.,25 ainsi que sur la taxonomie,26* relative aux normes sociales dans les pays du partenariat de Ouagadougou† (Afrique francophone). Ces références nous ont guidé pour identifier, analyser et discuter les normes sociales et celles liées au genre, prévalant dans le département de l’Atlantique, au sud du Bénin.
Cette taxonomie s’est avérée précieuse pour déceler les normes dans le discours de nos informateurs clés au moment de la lecture et de la codification de nos données. Bien que nos guides d’entretien n’interrogent pas directement et abondamment les normes sociales en matière de santé sexuelle et reproductive, bon nombre de réponses révélaient implicitement leur existence à l’échelle départementale. Notre connaissance de la structure de la taxonomie et des différentes catégories de normes qu’elle met en exergue nous a permis d’effectuer une analyse inductive des données et d’identifier plus facilement les normes sociales dans les différents entretiens.
Nous avons également utilisé le cadre conceptuel de Pulerwitz et al.25 pour identifier les dynamiques de pouvoir, souvent omises lors de l’analyse des normes sociales. Ce cadre illustre l’interrelation entre les quatre niveaux du modèle socio-écologique, les normes sociales, et les rapports de pouvoir et de genre. Il nous a permis d’aborder des éléments spécifiques du parcours reproductif des adolescentes et jeunes femmes, comme l’éducation sexuelle, l’usage de la contraception “moderne”‡ (terme émique employé par les acteurs de la santé reproductive), ainsi que les réactions de la société à la grossesse prémaritale et à l’avortement afin d’étudier l’influence des normes sociales sur les expériences en santé reproductive des adolescentes et jeunes femmes.
L’une des forces de ce cadre est qu’il dépeint les multiples strates du modèle socio-écologique et qu’il soutient une interconnectivité ainsi que leurs influences mutuelles dans les expériences en santé reproductive des adolescents et jeunes (des deux sexes). Il reconnaît également le caractère dynamique des normes sociales et des relations de pouvoir, interagissant à travers les quatre niveaux du modèle socio-écologique du développement humain.
Notre analyse a donc cherché à retracer les éléments constitutifs de chaque niveau du cadre dans les expériences des adolescentes et jeunes femmes du département de l’Atlantique, tout en mettant en évidence l’interconnectivité. Par exemple, nous avons recouru à des vignettes pour détailler chaque niveau du cadre conceptuel, tout en relevant les influences extérieures qui ont influencé les décisions et les parcours d’avortement des adolescentes et jeunes femmes. En conséquence, les résultats de cette étude sont structurés selon ce cadre, tandis que la discussion met en relief l’interdépendance des différents niveaux pour comprendre les expériences d’avortement des jeunes dans le département de l’Atlantique (Figure 1).
Figure 1.
Cadre conceptuel soulignant la centralité des normes sociales, de genre, et de pouvoir, pour la santé sexuelle et reproductive des adolescents et jeunes (29), reproduit et adapté16 aux données de terrain, Atlantique (Bénin) 2021
Méthodologie
Site de l’étude
Le site de l’étude est le département de l’Atlantique (sud Bénin), le département le plus peuplé du pays avec 1.398.229 habitants.27
Données démographiques et sanitaires
En 2018, la prévalence de la contraception “moderne” dans ce département était de 14% chez les femmes en âge de procréer, tandis que la prévalence de la contraception dite “traditionnelle” se situait à 3%. Chez les adolescentes et les jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans, la prévalence de la contraception “moderne” descend à 8.5%.28 Les besoins non satisfaits§ en matière de planification familiale y sont également élevés: 37.5% chez les femmes en âge de procréer en union et 42.4% chez celles hors d’union. Plus spécifiquement chez les adolescentes et jeunes femmes, les besoins non satisfaits sont estimés à 33% chez celles en union âgées de 15 à 19 ans et à 37% chez celles en union âgées de 20 à 24 ans. Chez les adolescentes et jeunes femmes hors d’union, les besoins non satisfaits sont estimés à 65.5% chez les 15 à 19 ans et à 41.7% chez celles de 20 à 24 ans. Le département enregistre également un taux préoccupant de violences basées sur le genre. 43% des femmes âgées de 15 à 49 ans ont déclaré avoir subi ce type de violence au cours des douze derniers mois selon l’enquête démographique et de santé de 2017.5 De plus, 10% des femmes de cette tranche d’âge ont rapporté avoir été victimes de violences sexuelles à un moment de leur vie,5 des incidents pouvant entraîner des grossesses non désirées et des avortements.
Composition ethnique et religieuse
Les groupes ethniques majoritairement représentés dans ce département sont les Fɔn, les Aja et apparentés, et les Ayizɔ dont les religions dominantes sont le catholicisme, suivi des religions dites endogènes telles que le Vodún,¶ et les évangélistes.
Conception de l’étude et sources de données
Les données que nous utilisons proviennent d’une recherche plus large intitulée « Expériences de l’avortement au Bénin: déterminants sociaux et parcours de soin dans le département de l’Atlantique ». Cette recherche, basée sur une approche ethnographique (expliquée ci-dessous), a été conduite entre février et août 2021 dans le département de l’Atlantique, avant la modification de la loi relative à la santé sexuelle et reproductive qui a élargi les conditions d’accès à l’avortement. Les données ont été collectées auprès de femmes âgées de 15 à 40 ans ayant eu une expérience d’avortement provoqué ainsi que des acteurs impliqués dans le processus d’avortement (proches, partenaires, membres du milieu de vie) et informateurs clés: leaders religieux, responsables des affaires sociales, phytothérapeutes. Cet article se focalise uniquement sur les données concernant les adolescentes et jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans et celles de certains informateurs clés dans les zones de collecte de données ainsi que les parents et proches des adolescentes.
Technique de collecte des données
L’approche ethnographique a été utilisée pour collecter les données durant six mois. Elles ont été recueillies à partir d’observations participantes** dans les formations sanitaires publiques et privées et les milieux environnants, des entretiens informels, ainsi que des entretiens approfondis et répétés (voir plus loin) avec les femmes ayant eu une expérience d’avortement provoqué, des entretiens individuels avec leurs parents, proches, leurs partenaires et informateurs clés ainsi que des focus groups avec les parents d’adolescents (des deux sexes) et des adolescentes et jeunes femmes de la localité. Cet article traite des données d’observations et des entretiens individuels approfondis avec 28 jeunes femmes, 18 parents et proches (mères, frères et sœurs, partenaires), et 20 informateurs clés. L’article prend également en compte les données de neuf focus groups effectués avec des relais communautaires, des adolescentes et jeunes femmes, et des parents d’adolescents des deux sexes. Ces focus groups ont permis d’écouter au total six relais communautaires, 12 adolescentes et jeunes femmes et 24 parents d’adolescents des deux sexes. Les focus groups ont été effectués afin de saisir la dynamique sociale et culturelle entourant la transition vers l’âge adulte, l’éducation sexuelle y compris la communication entre les parents et les adolescentes et jeunes femmes, la prévention des grossesses et la prise de décision en matière de reproduction et autres facteurs contextuels dans le département pouvant influencer la santé sexuelle et reproductive des adolescentes et jeunes femmes.
Dans les établissements de santé, qu’ils soient publics ou privés, nous avons dirigé notre attention sur l’offre des services en matière de santé reproductive. Notre principal intérêt se portait sur les soins post-avortement et la planification familiale. Notre démarche s’est traduite par l’observation des consultations et interventions médicales, notamment en maternité et aux urgences, afin de documenter les interactions entre soignants et patients. Lors de ces observations, nous avons identifié des femmes sollicitant des soins complets†† ou post-avortement, et les avons invitées à participer à notre étude. Dans certaines situations, le personnel de santé présentait lui-même les objectifs de notre recherche à la patiente ou facilitait notre prise de contact directe avec elle. Lors de ce premier contact, nous recueillions le consentement de la femme pour sa participation à l’étude. Une fois leur consentement obtenu, ces adolescentes et jeunes femmes ont été suivies dans leur milieu de vie.
Le suivi de ces femmes post-avortement s’est traduit par une immersion dans les localités ciblées. Nous avons initié des échanges informels dans des lieux de rassemblement communautaires tels que les points d’eau, les marchés, et les places publiques. Ces interactions nous ont permis de recueillir des informations précieuses sur la santé sexuelle et reproductive, ainsi que sur le contexte socio-culturel dans lequel évoluent les adolescentes et jeunes femmes de l’Atlantique, au Bénin. Par ailleurs, nous avons tissé des alliances locales‡‡ facilitant l’identification d’autres femmes ayant eu un avortement en dehors du cadre médical, ainsi que certains informateurs clés au sein de la communauté.
Afin de surmonter les défis inhérents à la collecte de données sur un sujet aussi délicat que l’avortement, nous avons établi une relation de confiance avec les jeunes femmes concernées, suivant l’exemple de chercheurs comme Ouedraogo.29
Nous avons eu des contacts répétés§§ avec les adolescentes et jeunes femmes enrôlées et échangé de manière informelle sur leur vie, l’évolution de leur état de santé après les soins et l’observation de leur environnement familial.
Pour ce qui est des entretiens approfondis, ils ont été menés dans un cadre préservant la confidentialité. Les participantes ont eu la latitude de choisir la langue de l’entretien, et les discussions ont été enregistrées sur dictaphone. En moyenne, chaque entretien s’étalait sur une heure. Dans certaines situations, nous avons procédé à plusieurs sessions d’entretiens – allant jusqu’à trois – avec une même participante, veillant à chaque fois à obtenir son consentement pour l’entretien suivant. Le Tableau 1 détaille les principales thématiques abordées durant ces entretiens. Quant au Tableau 2, il met en exergue les différents groupes cibles et le nombre d’entretiens qui ont été transcrits et analysés pour la rédaction de cet article.
Tableau 1.
Groupes cibles interviewés, types d’entretiens et thématiques clés abordées
Groupes cibles interviewés | Type d’entretiens | Quelques thématiques abordées |
---|---|---|
Femmes ayant eu un avortement provoqué | Entretiens informels et individuels approfondis en série | - Type de relation avec partenaire/homme - Découverte et partage de l’information sur la grossesse - Connaissances et pratiques contraceptives - Processus de prise de décision et personnes impliquées - Recherche de soin et facteurs associés - Type d’avortement effectué et raisons du choix - Complications liées à l’avortement et mécanisme de gestion - Relations sociales (partenaire, parents …) après avortement et émotions - Prévention de grossesse après un avortement |
Proches (partenaire, mari, mère, tante …) | Entretiens informels et individuels approfondis | - Connaissances sur les moyens de prévention des grossesses et ceux utilisés par la femme ayant eu un avortement provoqué - Découverte de la grossesse et rôle dans la prise de décision - Recherche de soin et facteurs associés - Type d’avortement effectué et raisons du choix - Complications liées à l’avortement et mécanisme de gestion - Perceptions de la grossesse prémaritale et de l’avortement - Relations sociales après l’avortement. |
Parents d’adolescent.es et adolescent.es de la localité | Focus groups | - Transition vers l’âge adulte - Normes et pratiques pour les adolescentes et jeunes femmes en matière de prévention des grossesses non désirées - Gestion des menstrues, défis et conseils reçus par les adolescentes et jeunes femmes - Normes et gestion des grossesses prémaritales par les adolescentes et jeunes femmes et par la société - Normes sociales autour des grossesses prémaritales et le recours à l’avortement - Réaction des hommes au recours à l’avortement par une femme - Rapport de genre dans la localité |
Informateurs clés des institutions | Entretiens individuels approfondis | - Accessibilité des services de santé de la reproduction y compris l’avortement pour les adolescentes et jeunes femmes - Obstacles à l’accès à l’avortement pour les adolescentes et jeunes femmes - Réaction de la société à l’avortement - Diffusions de l’information et croyances culturelles qui affectent la santé reproductive y compris les avortements |
Tableau 2.
Répartition des autres groupes cibles participant à l’étude et du nombre d’entretiens recodés par catégorie
Groupes cibles | Effectifs |
---|---|
Parents des adolescentes et jeunes femmes (père ou tuteur et mère) | 7 |
Partenaires et ex-partenaires | 5 |
Proches des adolescentes et jeunes femmes (cousins, connaissances, ami.e.s) | 6 |
Informateurs clés des institutions (sages-femmes, pairs éducateurs, animateurs, responsables communaux/ales) | 4 |
Leaders communautaires et religieux | 14 |
Analyse des données
Les enregistrements audio ont été soigneusement transcrits et, le cas échéant, traduits en français. Ils ont ensuite été codés manuellement dans Word pour une analyse thématique des données. Nos observations ont été compilées en notes quotidiennes, puis codées et intégrées dans l’analyse. Nous avons adopté une approche d’abord inductive, puis déductive pour élaborer les codes, en nous basant sur les questions des différents guides d’entretien, la littérature pertinente et notre modèle théorique. La taxonomie des normes sociales et le modèle socio-écologique ont guidé l’identification et l’analyse de l’influence des différentes catégories de normes sociales en vigueur dans le département de l’Atlantique concernant la santé sexuelle et reproductive des adolescentes et jeunes femmes. Les transcriptions ont été minutieusement relues plusieurs fois pour identifier les normes, et mettre en évidence les liens et les influences de ces normes dans les expériences des adolescentes et jeunes femmes en santé sexuelle et reproductive.
Considérations éthiques
Nous avons obtenu l’aval du comité d’éthique de recherche de l’Institut des Sciences Biomédicales Appliquées du Bénin (CER-ISBA) sous l’autorisation N°136 datée du 31/12/2020, ainsi que celui de l’African Population and Health Research Center (APHRC) avant de collecter les données sur le terrain. De surcroît, le Ministère de la Santé du Bénin et les autorités sanitaires locales ont également donné leur feu vert. Le consentement des participantes a été systématiquement recueilli, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, avant tout entretien ou enregistrement. Les parents et proches n’ont été interviewés qu’avec l’assentiment de la participante elle-même. Dans les établissements de santé, nous nous sommes assurés d’obtenir le consentement des responsables, du personnel médical, et bien sûr, des adolescentes et jeunes femmes. Le comité d’éthique nous a accordé une dérogation pour l’inclusion des mineures dans notre étude sans obtenir un consentement parental, cela pour protéger leur vie privée et éviter toute stigmatisation. Pour les besoins de cet article, tous les noms ont été changés afin de préserver l’anonymat des participantes.
Résultats
Caractéristiques des participants
Le Tableau 3 détaille les caractéristiques socio-démographiques et le type d’avortement réalisé par les adolescentes et jeunes femmes participantes.
Tableau 3.
Répartition des participantes en fonction des caractéristiques socio-démographiques, géographiques et du type d’avortement effectué (n = 28)
Caractéristique | Effectif |
---|---|
Age | |
15–18 ans | 10 |
19–24 ans | 18 |
Niveau d’instruction | |
Universitaire | 5 |
Secondaire 2nd Cycle | 7 |
Secondaire 1er Cycle | 9 |
Primaire | 4 |
Non scolarisé/ Non précisé | 3 |
Occupation | |
Etudiante | 4 |
Elève | 12 |
En formation professionnelle | 7 |
Serveuses/Revendeuses | 5 |
Etat civil | |
Célibataire | 25 |
En couple/mariée | 3 |
Religion | |
Chrétienne catholique | 9 |
Chrétienne évangélique | 12 |
Autres chrétiens | 2 |
Musulmanes | 3 |
Vodún | 1 |
Abandon de la religion | 1 |
Milieu de résidence | |
Rural | 15 |
Urbain | 13 |
Lieu de recrutement | |
Centre de Santé privé | 3 |
Centre de Santé public | 8 |
Quartiers ou milieu de vie | 17 |
Type de soins d’avortement | |
Soins complets d’avortement sécurisé et ou non sécurisé (SCA) | 12 |
Soins après avortement (SAA) | 7 |
Avortement auto induit sans soins après avortement (SAA) | 9 |
Dans notre échantillon composé de jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans, plus d’un tiers étaient dans la tranche d’âge de 15 à 18 ans. Environ 75% avaient atteint un niveau d’étude secondaire, majoritairement au niveau du premier cycle secondaire. La grande majorité étaient célibataires et presque toutes étaient de confession chrétienne, avec une prédominance d’évangélistes. Plus de la moitié résidaient en milieu rural et 40% des participantes avaient été recrutées via un centre de santé, tandis que 60% provenaient directement des quartiers des zones visées par notre étude.
Concernant le type d’avortement pratiqué, en fonction du statut matrimonial, sur les 25 jeunes femmes célibataires, sept ont bénéficié d’un avortement sécurisé clandestin, tandis que 12 ont effectué un avortement non sécurisé, et six ont recouru à des soins post-avortement suite à un avortement non sécurisé. Les deux femmes en couple ou mariées ont, pour leur part, réalisé des avortements non sécurisés, nécessitant ultérieurement des soins post-avortement.
Dans la première partie de cet article, nous explorons les normes sociales associées à la santé reproductive dans le département de l’Atlantique, telles que perçues par nos informateurs clés, les jeunes femmes, et leurs parents des deux sexes. L’importance et le rôle de ces normes pour la société ont été précisés par ces différentes catégories d’acteurs.
La seconde partie examine comment ces normes sociales s’articulent et influencent, à différents niveaux du modèle socio-écologique, les décisions et parcours d’avortement des adolescentes et jeunes femmes. L’analyse des entretiens et nos observations ont permis de comprendre comment ces normes sociales guident leurs décisions concernant l’interruption de grossesse, le choix de services d’avortement, et le type d’avortement pratiqué.
Les normes sociales en santé sexuelle et reproductive dans le département de l’Atlantique et leur importance pour la société
Les données recueillies nous ont permis de documenter quatre grandes catégories de normes sociales relatives à la santé sexuelle et reproductive transmises aux adolescentes et jeunes femmes du département de l’Atlantique. Ces normes concernent l’éducation sexuelle, l’âge considéré approprié pour commencer la parentalité (avoir des relations sexuelles), le moment jugé “idéal” pour la conception, l’adoption des méthodes de contraception “modernes”, ainsi que le rôle prescrit aux femmes en matière de reproduction.
“Notre éducation, nous on ne nous parle pas de sexe”: le tabou autour de la sexualité dans la socialisation des jeunes
Selon les participants des focus groups, la survenue des règles chez la fille lui confère le statut de « femme » et l’aptitude à concevoir. Cette étape constitue un moment clé que les parents et d’autres acteurs (dans les écoles, les institutions religieuses, la société) saisissent pour l’éducation à la sexualité des adolescentes et jeunes femmes. Selon les parents d’adolescent.e.s, les normes et pratiques sociales “acceptables” et “inacceptables” pour la vie en général et la sexualité en particulier sont inculquées aux jeunes à ce moment-là. L’analyse des réponses des parents révèle que ces normes sont transmises de façon explicite ou implicite en fonction du domaine ou de l’aspect concerné (comment une bonne fille doit se comporter, l’hygiène menstruelle, les risques de maladies sexuellement transmissibles, les grossesses, les avortements, avoir des rapports sexuels avant d’être marié, etc.), suivant des codes et langages sociaux établis dans la société. Les acteurs de cette transmission sont les parents, les gens du quartier ou village, l’école et les institutions religieuses.
Nos données soulignent le tabou persistant autour de la sexualité, manifesté par une réticence intergénérationnelle des parents à discuter ouvertement de ce sujet avec les jeunes. Typiquement, l’initiation à l’éducation à la sexualité au sein de la famille pour les adolescentes et jeunes femmes survient après leurs premières menstruations. Elle se focalise sur des conseils d’hygiène menstruelle et corporelle, la sensibilisation aux dangers de la sexualité, comme les grossesses non désirées et les infections sexuellement transmissibles, ainsi que les conséquences des avortements. Cette éducation est faite d’injonctions codées qui sont censées préserver les adolescentes et jeunes femmes d’une grossesse prémaritale. Comme l’ont partagé les jeunes femmes lors des groupes de discussion (et confirmé par les parents), ces conseils se résument fréquemment à des injonctions comme “Il faut éviter la compagnie des garçons” ou “si on tombe enceinte avant le mariage, on n’a plus de valeur”. D’après les participants, il incomberait principalement aux mères d’assumer cette éducation, la considérant presque comme un “devoir social”. Un parent interviewé a fourni des éclaircissements sur cette dynamique:
« Les personnes qui s’occupent réellement de l’éducation de l’enfant, qui en souffrent vraiment, ce sont les femmes. Ce sont les mères qui endossent toutes les souffrances, qui s’échinent, qui conseillent. Le papa lorsqu’il adviendrait que tu lui signales quelque chose à propos de l’enfant, il te répond c’est ton enfant, tu peux l’éduquer comme tu veux, cela ne me concerne pas et il s’en va déjà sur ces propos. Donc c’est la mère qui paie le prix. » (Femme, 45 ans, Agricultrice)
Les propos de cette mère sont confirmés par un des pères ayant participé au groupe de discussion, qui a aussi expliqué les raisons pour lesquelles l’éducation à la sexualité repose sur les mères.
« Tu peux parler de ça avec un garçon mais pour la fille pour aller à cet extrême comment on s’approche de l’homme, ça sera un peu difficile pour un papa de parler de ça avec sa fille, ça sera à la maman de parler de ça avec une fille » (Homme, 44 ans, Instituteur)
Compte tenu du caractère féminin du sujet, les mères seraient donc les mieux indiquées pour aborder le sujet de la sexualité avec les filles.
Par ailleurs, le contenu de l’éducation à la sexualité est similaire en milieu rural comme en milieu urbain. Les données montrent également que les pratiques actuelles des parents en matière d’éducation à la sexualité sont influencées par les normes qui leur ont été transmises dans leur jeunesse. En effet, les normes sociales sur le moment et la personne “idéale” avec laquelle parler de sexualité (par exemple les tantes et oncles dans certaines sociétés) influencent les pratiques éducatives à la sexualité des parents et autres acteurs responsables de l’éducation des adolescentes et jeunes femmes. Ces normes font naître la honte chez les parents qui ont du mal à parler de la sexualité avec leurs enfants.
« Notre éducation, nous on ne nous parle pas de sexe » (Femme, 39 ans, relais communautaire).
Les normes sociales en vigueur en matière d’éducation à la sexualité limitent ainsi l’accès des adolescentes et jeunes aux informations sur les moyens de prévention des grossesses. Il existe aussi un âge “acceptable” et des conditions socialement “approuvées” pour entrer en sexualité.
Normes sociales concernant l’âge acceptable pour entrer en sexualité et pour tomber enceinte
L’un des résultats clés de notre étude est que la société ne dissocie pas les rapports sexuels de l’entrée en parentalité. Les parents ont mentionné le mariage et la volonté de faire des enfants comme conditions d’accès à la sexualité. Pour eux, il faut avoir un certain âge, du travail et être mariée (soit culturellement, religieusement ou légalement) avant d’avoir des rapports sexuels. L’âge “acceptable” varie d’un acteur à un autre. Certains participants des focus groups ont mentionné 18 ans comme la limite minimale acceptable, et ce en conformité avec l’âge de la majorité selon la loi au Bénin. Pour d’autres, l’âge minimum serait de 20 ans, 22 ans voire 25 ans, des âges qui selon eux accroissent les chances pour les adolescentes et jeunes femmes d’accomplir des étapes clés de leur transition, comme se marier. En effet, l’âge en lui seul ne saurait être un critère suffisant pour accéder à la sexualité. Il doit impérativement s’associer à d’autres conditions pour que les jeunes aient accès à une sexualité socialement approuvée:
« Nous ne considérons pas l’âge hein [Sic]. Si tu es élève, tu dois finir tes études d’abord. Si tu n’es pas élève ou que tu as abandonné les classes, que tu es en apprentissage après 17 ans, nous ne pouvons pas dire que tu as 18 ans, que tu tombes enceinte! C’est à la fin de ta formation, quand tu auras ton attestation en main que tu peux faire ce que tu veux faire » (Femme, 45 ans, Agricultrice).
Ainsi une grossesse n’est susceptible d’être socialement acceptée chez une fille majeure que si elle a fini sa formation académique ou professionnelle et/ou a un travail, et/ou est mariée. Néanmoins, la grossesse reste fortement encadrée et conditionnée. Les entretiens ont montré que pour la société, la grossesse ne doit survenir que dans le cadre du mariage approuvé par les parents et tout au moins célébré culturellement. Les institutions religieuses insistent sur l’abstinence sexuelle et la virginité avant le mariage. C’est un idéal que la maman inculque à sa fille. De ce fait, certaines mères surveillent et font vérifier la virginité de leur fille chez des agents de santé. La fille est récompensée quand elle est vierge pour l’encourager à la maintenir jusqu’au mariage.
Toutes les religions enseignent cette norme par la valorisation et la gratification des personnes qui les respectent en se mariant avant d’entrer en sexualité.
« C’est pourquoi nous donnons plus de valeur à la célébration des mariages pour aider la classe juvénile à leur emboîter le pas, voyez-vous? » (Homme, 50 ans, Pasteur)
L’éducation des adolescentes et jeunes femmes à la maison met aussi l’accent sur la nécessité de se marier vierge, ce qui donnerait de la « valeur » aux adolescentes et jeunes femmes. Une adolescente ou jeune femme qui se marie dans ces conditions est valorisée pour avoir honoré sa “communauté” religieuse et ses parents. La société considère sa mère dans ce cas comme ayant réussi son rôle d’éducatrice et de préservatrice de la dignité et de la valeur de sa fille et celle de la famille.
“Si on lui fait ça et qu’après, elle ne trouve pas d’enfant?”: Normes autour de l’utilisation de la contraception “moderne”
Nos données montrent que les normes sociales au Bénin rendent acceptable la dispensation d’informations sur la prévention des grossesses selon les modalités définies par la société. Ces modalités préconisent essentiellement l’abstinence jusqu’à ce que les conditions de la procréation soient réunies (notamment le mariage). Ce n’est qu’à ce moment que les femmes peuvent utiliser des méthodes contraceptives pour espacer leurs naissances (et non pour la réduction des naissances). De ce fait, la dispensation d’informations sur la prévention des grossesses est seulement acceptable si elle suit ce schéma. Ainsi, la promotion de l’éducation à la sexualité et des méthodes contraceptives “modernes” pour toutes les femmes en âge de procréer par les organisations non gouvernementales (ONG) et l’État se heurte aux normes sociales dans l’atteinte de leurs cibles.
Par exemple, les normes sociales définissent l’éligibilité des femmes à l’utilisation des méthodes contraceptives “modernes” selon leur typologie, mode d’emploi et en fonction des perceptions des membres de la société sur leurs effets. Pour les participants de cette recherche, les méthodes contraceptives sont adaptées pour espacer les naissances et ne sauraient avoir pour but la prévention de la grossesse (en l’occurrence pour les adolescentes et jeunes femmes qui ne sont pas censées avoir des rapports sexuels avant le mariage) et/ou la réduction des naissances. Par exemple, le “capital enfant”¶¶ d’une femme peut être espacé au mieux par l’utilisation des méthodes contraceptives, mais ces méthodes ne doivent pas le réduire.
Le contenu des messages de sensibilisation véhiculés par l’État ou les ONG semble alimenter les perceptions liées au rôle et aux effets des méthodes contraceptives “modernes” sur la capacité reproductive des femmes. Cette réaction des hommes dans une séance de sensibilisation rapportée par notre informatrice en dit long:
« Une sage-femme avait quitté Agondo (nom fictif) pour venir me voir ici. Et disait que pour les naissances, qu’il faudra les réduire et tout. Ce jour-là, ça n’a pas été facile. Les hommes se sont levés pour dire pourquoi elle va dire ça, pourquoi elle dit qu’on ne va pas faire d’enfant [tchrum] (Sic) et ça a été une dispute. Et nous avions dit non, que quand elle est en train de dire sa chose, elle n’était pas venue vers eux, qu’elle disait sa chose en public » (Femme, 60 ans, relais communautaire)
Selon certains informateurs clés, les hommes (parents, partenaires, leaders religieux et communautaires) n’apprécient pas que des agents de sensibilisation abordent les questions d’utilisation de la contraception “moderne” avec les femmes mariées et encore moins avec les adolescentes et jeunes femmes. Les hommes et les femmes des quartiers ciblés par l’étude l’ont également confirmé. Certains hommes pensent que l’État et/ou les occidentaux veulent les empêcher de faire des enfants, alors que la finalité de cet encadrement normatif sur l’utilisation de la contraception est de permettre aux adolescentes et jeunes femmes de pouvoir avoir des enfants une fois mariées. En effet, les hommes, mais aussi les femmes interviewées, craignent qu’en utilisant la contraception, les adolescentes et jeunes femmes aient des relations sexuelles sans risque de grossesse et aient du mal à concevoir une fois mariées. L’utilisation de la contraception “moderne” est ainsi vue comme un moyen qui stimulerait le “désordre”, l’infidélité et la transgression des normes et attentes sexuées à l’égard des femmes.
Cependant, certains parents pensent que tous les jeunes utilisent le préservatif et semblent être tolérants vis-à-vis de cela. Toutefois, cette tolérance concerne plus les garçons que les filles. Les adolescentes et jeunes femmes non mariées qui les utilisent sont stigmatisées:
« Les gens disent non qu’ils ne veulent pas d’elle. Même si mon fils est derrière elle [la fille qui utilise la contraception], je vais dire non je ne la veux pas car son parcours est très grand. Si tu suis celle-là, tu seras contaminé » (Femme, 45 ans, Revendeuse)
Par ailleurs, les ouï-dire ou rumeurs autour des “mauvaises expériences”*** de certaines utilisatrices de la contraception “moderne”, influencent négativement la motivation d’autres femmes, y compris les adolescentes et jeunes femmes, à les utiliser.
“Qu’elle accouche!”: manque de pouvoir de décision de la femme en santé reproductive
Au nombre des normes sociales dénombrées dans le département de l’Atlantique en matière de santé reproductive, figurent des normes qui mettent en exergue le rapport de pouvoir en santé reproductive entre les hommes et les femmes. Ainsi, il existe des normes sur le rôle des femmes, la prise de décisions et l’issue de la grossesse.
Elles s’énoncent comme suit: “le rôle des femmes est de faire des enfants”, “une femme ne peut pas décider d’utiliser une méthode contraceptive ou d’avorter sans le consentement de son mari”, “quand on tombe enceinte, on accouche”. Ces trois dimensions des normes sociales et des rapports de pouvoir, ont une forte incidence sur la survenue et l’issue des grossesses prémaritales chez les adolescentes et jeunes femmes. D’autre part, l’avortement n’est pas reconnu comme une option en santé reproductive dans le département de l’Atlantique selon les informateurs clés. Une mère d’adolescente affirme:
« … Si on tombe enceinte, qu’on accouche tout simplement et qu’on laisse le planning. Si c’est la grossesse, c’est Dieu qui a voulu que l’enfant vienne au monde. L’avortement n’est pas du tout bon. Donc, je vois que ce n’est pas recommandable. Même si c’est une grossesse rapprochée, garde et accouche. Même si c’est une jeune fille [Qu’elle accouche]. »
Les rapports de pouvoir socialement établis ne reconnaissent pas d’autonomie de décision aux adolescentes et jeunes femmes concernant la santé sexuelle et reproductive et donc le droit à l’autonomie corporelle.
« Supposons qu’on est en amitié, elle n’est pas ma femme et elle me dit que comme on n’a pas d’argent pour l’hôpital ou bien comme je suis en chômage c’est pourquoi elle a pris cette option d’avorter et après je pourrais l’enceinter une autre fois et elle va garder, ça se sent mal à l’oreille, ça ne sonne pas bien! C’est moi qui suis l’homme, c’est pourquoi on a dit que quand l’homme prend une décision, la femme l’accepte à deux mains. » (Homme, 33 ans, Technicien Agricole)
Les parents, les tuteurs et tutrices, les frères et sœurs, les partenaires et les membres des “communautés” religieuses sont des acteurs qui prennent des décisions pour les adolescentes et jeunes femmes concernant l’utilisation de la contraception et/ou la gestion d’une grossesse. L’influence de ces acteurs sur les décisions en santé reproductive des adolescentes et jeunes femmes joue surtout en cas de dépendance financière. Par ailleurs, il est admis qu’une femme ne peut refuser un rapport sexuel à son mari. Elles ont l’obligation de soumission aux décisions de leur partenaire comme l’explique cet homme:
« Même si toi la femme tu ne veux pas d’enfants, tu vas te soumettre à la décision du mari » (Homme, 44 ans, Instituteur)
Enfin, les entretiens ont révélé des rapports sexuels abusifs et contraints dans les relations de certaines adolescentes et jeunes femmes qui n’étaient pas en mesure de les refuser et les ont subis.
L’interconnectivité des normes sociales à différents niveaux du modèle socio-écologique et leurs influences sur la décision et le recours à l’avortement par les adolescentes et jeunes femmes
Niveau individuel: l’influence des normes sociales et facteurs individuels dans la décision d’avortement
Le niveau individuel du modèle socio-écologique met en exergue l’influence des connaissances, de l’âge et des aspirations professionnelles et de vie dans la décision d’avortement chez les adolescentes et jeunes femmes. Selon les adolescentes et jeunes femmes rencontrées, les objectifs de vie, une formation académique ou universitaire ou encore professionnelle en cours et les attentes normatives (décrites précédemment) motivent le recours à l’avortement en cas de grossesse prémaritale. Cela apparaît clairement dans l’étude de cas ci-dessous.
Alicia (15 ans) est élève en classe de 3ème. Elle a eu un rapport sexuel non planifié avec son petit ami de 17 ans sans utiliser de méthode de contraception; elle dit avoir été contrainte à “coup de caresses”. Elle a remarqué plus tard l’absence de ses règles et en parla à son copain qui lui remit de l’argent pour la réalisation d’un test de grossesse dans un centre de santé. Le test s’est révélé positif et les deux partenaires ont décidé qu’elle devrait avorter en milieu hospitalier. Après avoir essuyé un refus dans une première clinique, Alicia s’est résolue à en informer sa mère pour trouver de l’aide. Bien qu’elle eût peur de la réaction de sa mère, elle préférait l’affronter et obtenir son aide que de subir la honte de la grossesse prémaritale en raison de son âge et la stigmatisation qu’elle subirait.
Alicia: Moi je suis, moi j’ai dit ça à maman que si elle ne réglait pas tous ces problèmes-là moi je vais mourir, c’est ce que je lui ai dit
Interviewer: C’est ce que tu as dit à Maman, oui c’est la menace. Mais est-ce que tu pensais vraiment le faire?
Alicia: Donc, “N ján hɔ̄n sín fínε” [je vais fuir de là]
Interviewer: Tu vas fuir c’est ça? Tu vas fuir pour aller où?
Alicia: Bon, pour mourir que je veux [Elle préfère mourir que de poursuivre la grossesse prémaritale]
Interviewer: Tu voulais la mort, c’est ça?
Alicia: S’il le fallait.
Interviewer: Et qu’est-ce qui serait mieux dedans entre la mort et euh le fait de garder la grossesse? Qu’est-ce que tu trouves de mieux dedans? Garder la grossesse allait te faire quoi?
Alicia: Bon, ça me fait un peu honte parce que je n’ai pas l’âge.
(15 ans, Élève, soins complets d’avortement non sécurisé)
Tout comme Alicia, plusieurs autres adolescentes et jeunes femmes ont eu recours à l’avortement en raison de leur âge, de leur formation académique ou professionnelle en cours et de leurs objectifs de vie.
Niveau social: quand le genre de la personne impliquée dans la recherche de soin détermine le type d’avortement qu’obtiennent les adolescentes et jeunes femmes
La stigmatisation sociale et religieuse de la grossesse prémaritale est un mécanisme qui permet la régulation de celle-ci selon la société. Elle peut également motiver dans certains cas le recours à l’avortement chez les adolescentes et jeunes femmes. La grossesse prémaritale fait alors l’objet d’une gestion individuelle et sociale quant à son issue et implique dans certains cas plusieurs acteurs (parents, partenaire, frères et sœurs) dans la prise de décision d’avorter et la recherche de soins.
Nous avons noté une implication plus importante des parents dans la décision d’avorter et la recherche de soins chez les adolescentes et jeunes femmes de moins de 20 ans contrairement à celles qui ont plus de 20 ans. Sur les quatorze adolescentes de moins de 20 ans, les mères étaient impliquées chez six d’entre elles, le père, et l’oncle pour deux, et le copain ou ami pour les six autres. Les autres adolescentes et jeunes femmes âgées de plus de 20 ans ont géré leur avortement seules, en secret, avec parfois l’aide de leurs ami.e.s, des voisines, des phytothérapeutes et des vendeuses informelles de médicaments.
Nos données montrent que les partenaires sont impliqués de manière différenciée dans la prise de décision comme le parcours de recherche de soins d’avortement. Lorsque la décision d’avorter est prise par les deux partenaires, elle est soit consensuelle, soit conflictuelle. Dans le premier cas, l’adolescente ou la jeune femme bénéficie du soutien financier et de l’implication de son partenaire dans la recherche de soins. Dans le second, l’adolescente est souvent seule à trouver les moyens pour recourir à l’avortement.
« Le gars a dit que ce n’est pas lui qui m’a enceinté, d’aller chercher celui qui m’a mise enceinte ailleurs […] J’ai été voir l’autre dame et elle m’a fait une infusion, je ne connais pas l’infusion, et elle m’a fait ça; quand j’ai bu, j’ai commencé par saigner pendant trois jours. Et dans l’autre mois, j’ai eu mes règles » (Adolescente, 18 ans, avortement contraint)
Certaines adolescentes et jeunes femmes subissent aussi parfois un avortement contraint par leur partenaire. C’est le cas de Corinne, une adolescente de 17 ans qui a subi un avortement à son insu. Avant la survenue de la grossesse, elle avait pourtant discuté avec son petit-ami à propos de la gestion d’une éventuelle grossesse et ce dernier avait promis qu’elle la garderait. Peu de temps après, Corinne remarque l’absence de ses règles. Avec l’aide d’une amie, elle fit un test de grossesse qui s’est révélé positif. Elle informa aussitôt son petit-ami tout en mentionnant sa volonté et son aptitude à garder la grossesse. Ce dernier s’opposa à cette option sur le champ. Les deux partenaires restèrent silencieux sur le sujet de l’avortement jusqu’à ce que Corinne tombe malade. Son petit-ami, qui lui avait promis des médicaments pour la soigner, glissa des abortifs dans un lot de comprimés qu’il remit à Corinne qui les avala. Ceci occasionna des douleurs abdominales et des saignements qui motivèrent le recours à un centre de santé après que sa sœur en ait informé leur mère. Avec l’aide financière de la maman, Corinne bénéficia d’un traitement pour le paludisme (diagnostiqué par l’agent de santé qui ignorait qu’elle était enceinte) après quoi elle eut des saignements qu’elle endura dans le silence pendant deux jours. Le troisième jour, le produit de la conception fut expulsé de son vagin. C’est alors que Corinne réalisa qu’elle avait subi un avortement.
« Donc c’était le mercredi que je voulais aller me laver et je suis sortie pour aller uriner et j’ai senti quelque chose entre mes jambes donc, je me suis penchée pour regarder ça et j’ai vu que c’était un avortement […] ça m’a fait mal et j’ai gardé ça en mains et j’ai commencé à pleurer » (17 ans, élève, avortement non sécurisé coercitif)
Dans d’autres cas, certains partenaires font usage de pression pour imposer le recours à l’avortement comme cela a été vécu par Lucie, âgée de 21 ans et mère d’une fille de trois ans. Elle vit dans la maison familiale paternelle après l’échec de son mariage avec le père de son enfant. Seule, face aux dépenses de sa fille, elle cumule deux jobs précaires et vit dans un environnement familial conflictuel où elle est stigmatisée en raison de son statut de mère célibataire. Quand elle découvrit sa grossesse, elle pensa pouvoir emménager avec son auteur. Mais ce dernier lui suggéra de rester chez ses parents pour accoucher. Au vu de son profil de “Tányinɔ̄”††† comme ses frères l’ont surnommée, Lucie décida qu’elle ne pouvait plus garder sa grossesse et accoucher de surcroît dans la maison familiale. Elle risquait le rejet et de se retrouver sans abri, ce qui aggraverait sa précarité économique. Son partenaire lui recommanda alors d’avorter si elle ne pouvait pas rester chez ses parents pour accoucher. C’est ainsi que Lucie a été amenée à interrompre sa grossesse, contrainte par les normes sociales sur les conditions acceptables pour tomber enceinte, alors qu’elle est déjà mère célibataire, et sans le soutien de son partenaire.
Pour ce qui est des parents, nos données montrent que dans les cas où les deux parents sont impliqués dans la gestion d’une grossesse prémaritale, c’est le père qui détient le pouvoir de décision. Il peut décider de donner sa fille en mariage (ce qui constitue l’alternative à l’avortement) ou de s’impliquer dans la recherche d’une méthode d’avortement.
Pour éviter un mariage forcé ou la stigmatisation de leur fille, il arrive aussi que les mères décident l’avortement sans en informer le père, surtout dans les familles polygames. La forte présence des mères dans la prise de décision et le parcours d’avortement est liée aux normes de genre sur leur rôle en matière d’éducation à la sexualité et de prévention des grossesses chez les adolescentes et jeunes femmes. Elles s’impliquent pour échapper à la honte et à la stigmatisation sociale qui pèse sur la fille et sur elles-mêmes. Dans le cas d’Alicia cité ci-dessus, sa mère a été troublée par l’annonce de la grossesse de sa fille. Elle ne s’attendait pas à ce qu’elle tombe enceinte car, selon elle, Alicia respectait les normes qui lui ont été inculquées. Elle a décidé d’aider Alicia à avorter en secret pour, selon elle, préserver son foyer (la découverte de la grossesse par son mari pourrait créer des problèmes dans le couple) et aussi sa réputation de mère. Un secret que les deux femmes partagent avec le prestataire de l’avortement.
Concernant le type d’avortement obtenu par les adolescentes et jeunes femmes, nos données montrent des différences en fonction du genre des personnes impliquées dans la recherche de soin. Quand il s’agit d’un homme (père, partenaire, ami) les adolescentes et les jeunes femmes accèdent le plus souvent à un avortement sécurisé. Cela peut s’expliquer par la qualité du réseau de connaissances et la capacité financière de ces derniers, mais aussi du fait que les hommes ont plus de facilité à demander des informations sur les services d’avortement. Ils portent moins que les femmes les stigmas de la grossesse et de son interruption éventuelle.
Par contre, lorsque la recherche de soins a été effectuée par l’adolescente et/ou sa mère, les adolescentes et jeunes femmes accèdent le plus souvent à un avortement non sécurisé en utilisant des méthodes “néo-traditionnelles”‡‡‡, notamment en milieu rural. Cela s’expliquerait par la nécessité de discrétion autour de l’avortement, leur niveau de connaissance sur les options existantes pour interrompre une grossesse de manière sécurisée et la qualité de leur réseau d’amis. Les normes de genre et les rapports de pouvoir influencent donc aussi le type d’avortement auquel les adolescentes et jeunes femmes accèdent selon la personne qui les accompagne dans leur parcours de recherche de services. A titre d’exemple, Marvine a eu deux expériences d’avortement clandestins sécurisés grâce à l’aide de son partenaire devenu ex-petit ami lors de son deuxième avortement. En effet, son partenaire l’a mise en contact avec des soignants offrant des soins complets d’avortement sécurisé et lui a aussi apporté son soutien financier en couvrant tous les frais lors du premier avortement. Contrairement à Marvine, Alicia a eu un avortement non sécurisé avec l’aide de sa mère, et cette dernière n’a pu se procurer que des services d’un prestataire non qualifié car elle n’avait que cette option qui lui avait été offerte par une voisine du marché où elle est vendeuse. Tout comme Alicia, d’autres participantes ont expérimenté un avortement non sécurisé en ayant recours à des phytothérapeutes comme dame Énanyɔ́ (voir plus loin), des vendeurs de médicaments ou des agents non qualifiés, parce qu’elles n’avaient les moyens que pour ce type de services et parce qu’elles étaient seules dans leur parcours d’avortement.
Malgré les normes sociales et les messages véhiculés dans la société qui contribuent à une forte condamnation de l’avortement, nous avons documenté des pratiques contraires à ces normes: l’offre de service d’avortement à base de plantes dans un village. Dame Énanyɔ́, la cinquantaine, propose des méthodes contraceptives “traditionnelles” et des recettes abortives à base de plantes aux adolescentes et jeunes femmes de son village, ses clientes fidèles. Pour elle, une adolescente ou jeune femme qui prend la décision de trouver un moyen d’éviter les grossesses ou d’en interrompre une pendant qu’elle est en formation, cherche à s’accomplir et doit être soutenue. C’est pour cette raison qu’elle apporte son “aide” aux adolescentes et jeunes femmes, pour leur permettre de finir leur formation. Sa motivation est que les adolescentes et jeunes femmes de son village puissent terminer leurs études ou formations professionnelles et “devenir quelqu’un” (réussir), tout comme leurs sœurs urbaines, et pourront honorer leurs mères:
« La raison est que dans les grandes villes, ils atteignent la maturité. Elles n’ont pas ce souci-là [grossesse chez l’adolescente] et c’est toujours nous, les villageois, qui allons toujours nous rabaisser et serons toujours chétifs. C’est pour cette raison que, comme je suis habituée aux grandes villes, c’est ce qui m’amène à dire qu’elles doivent aussi être importantes, elles doivent aussi évoluer parce qu’elles le désirent mais les hommes les étranglent. Donc, si elle fait ça là, elles vont aussi essayer d’être forcément importantes. C’est pour cette raison que je leur fais ça [la tisane abortive] […] Avant de leur faire ça, je dis, “tu as vu ta camarade qui a pris son diplôme la fois passée, tu as vu le nombre de personnes qui étaient là? Si toi-même, tu patientes et prends ton diplôme, tu vas honorer ta mère parce que c’est nous, les mères, qui endurons toute la souffrance” ». (Femme, la cinquantaine, praticienne d’avortement non sécurisé)
Pour ces raisons, dame Énanyɔ́ fournit ses services gratuitement et secrètement aux adolescentes et jeunes femmes de son village. Elle s’arrange par exemple pour leur donner des rendez-vous à des heures et des endroits différents. Elle pense qu’il n’est pas nécessaire de faire payer le service aux adolescentes et jeunes femmes car elles manquent de moyens financiers et aussi parce qu’elle-même n’achète pas les plantes servant à ses recettes. Toutefois, la patiente doit financer l’achat du test de grossesse. Il faut noter par ailleurs que plusieurs adolescentes et jeunes femmes n’ont pas eu recours aux formations sanitaires en raison d’un manque de moyens financiers, que ce soit pour demander des soins complets d’avortement ou des soins après avortement en cas de complication. En effet, les frais associés à ces soins sont à la charge des demandeuses de ces services.
Niveau ressources: quand les valeurs des agents de santé entravent l’accès aux soins d’avortement pour les adolescentes et jeunes femmes
Les offres de services d’avortement sont multiples dans le département de l’Atlantique. Quatre types d’offre existent: l’offre de soins d’avortement sécurisé clandestin dans les centres de santé privés, l’offre de soins complets d’avortement entrant dans le cadre de la loi,§§§ l’offre de soins post-avortement dans tous les centres de santé¶¶¶ (selon les normes et politiques de santé) et l’offre informelle de service d’avortement non sécurisé (par des agents non-médicaux et agents de santé, et des promoteurs de méthodes néo-traditionnelles). Pour pouvoir classer les avortements selon ces catégories, nous avons utilisé les données collectées sur le profil des prestataires et la méthode utilisée dans les expériences d’avortement des adolescentes et jeunes femmes (disponibles dans la plupart des cas). Ainsi, tout service d’avortement obtenu dans le secteur privé pour lequel nous n’avions pas eu les éléments nécessaires pour le classer comme sécurisé a été classé comme avortement non sécurisé. Nous utilisons le terme “clandestin” pour faire référence ici au fait que la loi relative à la santé sexuelle et reproductive du Bénin n’autorisait pas l’avortement à la demande de la femme au moment de la collecte des données. Or, dans ce contexte, certaines femmes parvenaient à obtenir des services d’avortement sécurisé effectués par des prestataires formés et utilisant des méthodes recommandées. Nous pensons que cette précision sur la clandestinité est importante en raison du fait qu’il existait des “fenêtres” pour l’accès à l’avortement effectué par un prestataire formé et qualifié mais toutes les femmes qui en ont besoin n’arrivaient pas à y accéder.
Malgré la disponibilité des services de santé reproductive dans les formations sanitaires, leur accessibilité et leur utilisation par les adolescentes et jeunes sont fortement influencées par les normes sociales et valeurs personnelles des agents de santé. Par exemple, en ce qui concerne l’avortement, certains d’entre eux vont jusqu’à proposer aux femmes de garder la grossesse et de prendre en charge les frais des consultations prénatales, un argument pour les convaincre de ne pas recourir à l’avortement. D’autres préfèrent référer les femmes vers des agents ou centres de santé qui offrent le service dans le secteur privé.
L’influence des valeurs personnelles et religieuses s’observe même dans l’offre de soins après avortement, un service qui selon la loi doit être offert aux femmes dans toutes les formations sanitaires publiques comme privées, que l’avortement soit provoqué ou spontané. Dans les faits, les soins après avortement deviennent des lieux de tensions et de conflit de valeurs qui transparaissent dans les interactions entre soignants et soignés.
Le manque d’empathie, la violence physique et verbale ainsi que des échanges entachés de jugements sont fréquents, selon nos observations dans les formations sanitaires, et sont relatés par les adolescentes et jeunes femmes ayant utilisé ces services, comme illustré dans le cas suivant:
Corinne (17 ans) qui a subi un avortement provoqué à son insu (histoire évoquée plus haut) a beaucoup saigné après l’expulsion du produit de conception, motivant le recours à un centre de santé d’où elle a été référée à l’hôpital de zone (un hôpital de premier niveau de référence dans la pyramide sanitaire du Bénin) pour bénéficier d’une aspiration manuelle intra-utérine (AMIU). Selon elle, elle aurait accédé à ces services sur fond de violences physiques. L’équipe voulait lui faire un curetage digital auquel Corinne s’est opposée. Elle ne voulait pas qu’on lui “mette la main en dessous”. Une sage-femme l’a alors giflée et a appuyé sur sa bouche pour l’empêcher de crier pendant que d’autres membres de l’équipe tenaient ses pieds et mains pour l’immobiliser.
L’offre des services d’avortement, notamment des soins après avortement, devient alors le terrain de violences obstétricales, au-delà des douleurs engendrées par les complications de l’avortement et l’AMIU, souvent réalisée sans anesthésie. C’est donc dans un climat d’humiliation, ou d’abus de pouvoir, de violences physiques et verbales ainsi que d’obligation de soumission à l’équipe de soins que les adolescentes et jeunes femmes reçoivent les soins liés à l’avortement.
Marvine, par exemple, a contracté une grossesse non désirée quand elle avait 19 ans et a pu bénéficier, grâce au soutien de l’auteur de la grossesse, d’un service d’avortement (clandestin) sécurisé médicamenteux. Elle a expérimenté la violence verbale et l’humiliation lors de sa demande et de la réalisation des soins complets d’avortement dans une clinique spécialisée en service de santé reproductive pour jeunes. Elle a subi un interrogatoire psycho-social qu’elle qualifie de “déplacé”.
« Elle m’a trop, elle m’a vraiment embêtée quoi, je ne pouvais pas pleurer […] Je ne pouvais même pas pleurer et j’ai dû garder le silence, je ne pouvais pas pleurer » (23 ans, étudiante, avortement clandestin sécurisé)
Marvine nous a confié qu’elle s’est sentie humiliée et offensée par la sage-femme et a dû garder le calme pour bénéficier du service. Deux ans après, les souvenirs de ce moment sont encore gravés dans sa mémoire. Elle a été particulièrement gênée par les questions de la sage-femme sur “pourquoi elle ne veut pas garder la grossesse” et sur son auteur. Elle a évoqué ces deux éléments dans le cadre d’une conversation sur l’interaction qu’elle a eue avec l’équipe de soins de la clinique où nous l’avons enrôlée dans l’étude pendant qu’elle attendait un soin d’AMIU pour un deuxième avortement. Elle a apprécié le fait que le gynécologue dans ce cas présent n’avait pas posé ces questions lors de sa prise en charge.
La réception de service d’avortement ou des soins après avortement en milieu hospitalier est un moment délicat et chargé d’affect pour les femmes. Elles font face à des conflits de valeurs et se confrontent à leurs propres normes sociales intériorisées et à celles des agents de santé, ce qui influence leur comportement qui se traduit par des interactions moralisantes et des jugements. Certains finissent par offrir les soins après avortement tandis que d’autres les refusent. Ces comportements des prestataires sont liés à leurs perceptions de la transgression des normes sociales et des attributs de genre par les adolescentes et jeunes femmes demandeuses de soins post-avortement ou d’avortement sécurisé, ou encore de méthode de contraception “moderne”. Aussi, certains agents de santé craignent d’enfreindre la loi sur l’avortement (interdit au moment de la collecte des données).
Par ailleurs, malgré sa présence quasi systématique, le conseil (counseling) après avortement (qui consiste à proposer les méthodes contraceptives aux femmes ayant eu un avortement pour qu’elles en adoptent une), normalement obligatoire de la part des soignants après la prise en charge d’une femme ayant eu un avortement, était hétérogène dans son contenu. L’âge et le statut marital influencent les informations que fournissent les agents de santé aux femmes. Quelques mamans, par exemple, ont voulu mettre leur fille sous contraception suite aux soins après avortement mais ont été dissuadées de le faire par les agents de santé. La mère d’une participante a ainsi expliqué comment les agents de santé lui ont déconseillé de faire adopter une méthode contraceptive à sa fille de 16 ans (normalement éligible à l’adoption d’une méthode contraceptive selon la loi sur la santé sexuelle et la reproduction au Bénin).
« Un autre agent de santé m’a dit que le planning n’est pas bon. C’est pour celles qui ont déjà accouché. Pour une fille qui n’a encore jamais eu d’enfant, le planning n’est pas une bonne chose, si on lui fait ça et qu’après, elle ne trouve pas d’enfant? Et j’ai demandé en ce qui concerne la pilule et il m’a également dit qu’il ne me conseillerait pas les comprimés, et que c’est des conseils seulement je serai en train de leur donner ». (Mère d’adolescente, revendeuse)
Cela a ainsi créé des occasions manquées d’adoption de méthodes contraceptives “modernes” par des adolescentes et jeunes femmes sexuellement actives et donc vulnérables aux grossesses non désirées et à des avortements multiples.
Par ailleurs, l’offre de services de contraception “moderne” aux adolescentes et jeunes femmes par les professionnel.le.s de santé est influencée par les normes sociales quant au profil de femmes qui peuvent utiliser les méthodes contraceptives “modernes”, l’âge pour entrer en sexualité (en parentalité), leur perception des effets secondaires des méthodes contraceptives et leurs normes religieuses.
Niveau institutionnel: l’influence des normes religieuses dans le recours à l’avortement à risque par les adolescentes et jeunes femmes
Les normes institutionnelles (lois, politiques, structure gouvernementale, institutions) influencent tous les niveaux du modèle d’analyse socio-écologique et les expériences des adolescentes et jeunes femmes en matière de santé reproductive, de l’accès à l’information (connaissance, niveau individuel) à l’utilisation des méthodes contraceptives “modernes”, en passant par la décision du recours à l’avortement (niveau social) et à la disponibilité et l’accessibilité des soins d’avortement (niveau ressources).
Concernant les normes religieuses, la peur de la stigmatisation liée à la grossesse prémaritale dans la “communauté” religieuse a incité certaines adolescentes et jeunes femmes à recourir à un avortement, dans la plupart des cas à risque. Par exemple, Ruth est une étudiante âgée de 24 ans, et mère d’une fille de 7 ans qu’elle a eue après une tentative d’avortement par un agent de santé (selon ses propos), abandonnée suite aux menaces de son père de faire emprisonner toutes les personnes impliquées si l’avortement avait lieu. Fiancée à un jeune homme de son église et tous les deux membres de la chorale, elle était consciente de la stigmatisation qu’elle risquait en cas de non-respect des normes religieuses sur le mariage et la grossesse. Son enfant étant né avant sa reconversion et ayant eu précédemment une expérience d’avortement qu’elle avait publiquement confessée lors de son baptême, elle se devait de montrer à sa “communauté” religieuse que sa vie avait changé avec le “Christ”. Au bout d’un an et demi de relation, elle a été confrontée à une grossesse “inacceptable”. Elle décida de l’arrêter pour échapper à la honte et la stigmatisation dont elle avait été témoin au sujet d’autres femmes dans sa communauté religieuse.
« Il était prêt à assumer et je lui ai dit non que je ne peux pas. On est à l’église […]. Le pasteur serait vraiment déçu et tout ce qui va avec. Il m’a dit mais qu’il a déjà un boulot! Qu’il a un job qu’il peut assumer ça. J’ai dit ça ce n’est pas le problème. Je n’en disconviens pas mais je ne peux pas. Cette honte-là, pardon éloigne euh éloigne ça de moi. Parce qu’il y avait une sœur qui était tombée enceinte dans l’église et c’était vraiment la honte. On l’a vraiment lavée, tout ça c’était pas vraiment facile. C’était compliqué des rumeurs par-ci, les moqueries dans les coins, chacun dans son coin en train de dire. J’ai pensé à tout ça j’ai dit que je ne peux pas. […] Parce que la honte serait sur moi là, surtout que c’est la femme qui est beaucoup plus blâmée à l’église. C’est la femme qui est beaucoup plus blâmée à l’église ». (24 ans, étudiante, avortement non sécurisé)
Ruth précise qu’en cas de grossesse prémaritale, la femme est plus stigmatisée que l’homme. Ainsi, le fait que son partenaire soit « prêt » et qu’elle décide néanmoins d’interrompre la grossesse pour éviter la honte et la stigmatisation témoigne du fait que les sanctions liées à la transgression des normes sociales dans le cas d’une grossesse religieusement inacceptable influencent de manière disproportionnée les femmes et les hommes.
Ce fut aussi le cas de Marvine, fille d’une dirigeante d’église. Elle nous a confié que sa mère lui avait toujours rappelé qu’elle devait tout faire pour se marier avec honneur à l’église et ne pas répéter son histoire. En effet, sa mère s’était mariée en raison de la grossesse, et son mariage n’avait tenu que 10 mois après la naissance de Marvine. Sa mère vivait donc avec des regrets, elle dit avoir raté des opportunités en donnant naissance à sa fille et l’invite constamment à réussir (finir ses études et avoir du travail, se marier avec honneur) et lui « essuyer les larmes » (offrir de meilleures conditions de vie).
Quand Marvine se rendit compte qu’elle était enceinte, sa prise de décision fût automatique, elle devait avorter, elle ne pouvait pas informer son copain car ce dernier se disait être prêt à avoir un enfant. Sa décision était essentiellement liée à la position de sa mère dans la communauté religieuse.
« Elle [mère] est un peu religieuse. Donc, pour nous, c’est que se marier à l’église, prendre la dot tout ça, c’est un honneur pour la famille, c’est un honneur pour tes parents, c’est un honneur pour l’église et tout. Donc, tu ne dois pas te permettre un certain nombre de choses, tu ne dois pas te permettre de mettre la honte à tes parents et tout ».
Selon elle, les normes religieuses seraient le facteur qui a le plus pesé dans sa décision de recourir à l’avortement:
« Ça a beaucoup, ça a beaucoup joué sur la décision, disons à 70%. Les 30% restants, je peux dire qu’aujourd’hui quelle que soit la relation que tu entretiens, on n’est jamais assez sûr de la personne avec qui on est … […]. Donc, je voulais quand même être sûre de mon choix, ne pas pouvoir dire à mon enfant après, c’est parce que je suis tombée enceinte de toi que j’ai épousé ton père. Sinon je n’allais jamais épouser ton père, je ne voulais pas ce genre de vie pour moi en fait ».
Le cas de Marvine est illustratif de l’ensemble des facteurs qui interagissent pour motiver le recours à l’avortement chez les adolescentes et jeunes femmes, notamment le type de relation, l’environnement familial, les aspirations professionnelles et sociales et les normes religieuses. Aussi, elle dit vouloir faire un enfant par choix pour ne pas se retrouver contrainte d’épouser un homme en raison d’une grossesse.
La Figure 2 présente l’ensemble des normes sociales influençant la santé reproductive et les expériences d’avortement des adolescentes et jeunes femmes dans le département de l’Atlantique selon nos données.
Figure 2.
Normes sociales influençant la santé reproductive des adolescentes dans le département de l’Atlantique au Bénin
Discussion
Grâce à cette recherche, nous avons pu enrichir les connaissances sur l’impact des normes sociales sur la santé reproductive, notamment sur la décision et le processus d’avortement parmi les adolescentes et les jeunes en Afrique de l’Ouest, et au Bénin en particulier.
Nos résultats montrent que les normes sociales, actives à divers niveaux du modèle socio-écologique, rendent vulnérables les adolescentes et les jeunes femmes face aux grossesses non désirées. Elles orientent également la décision d’avorter et le choix du type d’avortement. Il est frappant de constater que nos données soulignent la force des rapports de pouvoir intergénérationnels et entre les sexes au cours de ce processus. Ces résultats sont cruciaux pour l’élaboration de politiques et programmes axés sur la promotion de la santé sexuelle et reproductive des adolescentes et des jeunes femmes, en particulier ceux qui envisagent la modification des normes sociales comme levier d’action.
Influence des normes sociales sur la décision d’avorter
Il est ressorti de notre étude que les normes sociales accentuent la vulnérabilité des jeunes face aux grossesses hors mariage et non planifiées. Ces mêmes normes servent de fondement à la décision d’avortement pour certaines. En effet, les désirs personnels des adolescentes et des jeunes femmes se heurtent à ces normes sociales et à d’autres facteurs, tels que les impératifs économiques ou la nature de la relation avec le partenaire. Des éléments tels que l’âge, les conditions socialement ou religieusement définies pour avoir un enfant, la peur de la stigmatisation ou encore la honte, poussent nombre d’entre elles à mettre fin à une grossesse hors mariage, comme observé dans d’autres contextes.11,14
Nous avons aussi identifié que la décision d’avorter n’est pas uniquement individuelle. Elle implique plusieurs acteurs, tous influencés par ces mêmes normes sociales et les rapports de pouvoir. Par exemple, les parents et le partenaire jouent un rôle prépondérant dans les décisions des adolescentes de moins de 20 ans. Lorsqu’ils sont impliqués, ces acteurs ont le pouvoir décisionnel sur la conduite à tenir en cas de grossesse prémaritale ou le parcours d’avortement à adopter, traduisant ainsi des inégalités de pouvoir de décision entre les acteurs impliqués dans la gestion des grossesses prémaritales. Cette inégalité des pouvoirs décisionnels est due aux normes sociales et à la dépendance économique des adolescentes et jeunes femmes et au cadre légal qui, jusqu’en Octobre 2021, restreignaient l’accès à l’avortement et obligeaient les adolescentes et jeunes femmes à consulter d’autres personnes dans leur réseau pour trouver des moyens sécurisés d’avortement.11,14,30 Dans certains cas, cela les conduit à subir des avortements forcés, comme observé au Kenya.31,32
Tout comme dans l’étude de Frederico et al.30 au Mozambique, nous avons noté une forte influence des partenaires et des parents sur la décision d’avorter des jeunes concernées.
Nos recherches soulignent le poids considérable des normes religieuses dans la décision d’avortement, ce qui tranche avec d’autres observations. Par exemple, dans un quartier populaire d’Accra, au Ghana, les valeurs religieuses semblaient avoir une influence limitée sur la décision d’avorter des adolescentes et jeunes femmes.33 L’étude de Bain et al.33 suggère que dans certaines situations, comme la nécessité de perpétuer une lignée, une grossesse chez une adolescente ou une jeune femme peut être socialement tolérée, voire souhaitée, notamment si la jeune fille est fille unique. Ces variations illustrent comment les normes sociales peuvent différer selon les régions et comment elles s’entrecroisent avec d’autres facteurs, jouant un rôle dans la décision d’avorter dans des conditions non sécurisées. En essence, la décision d’avorter ne repose pas sur un unique facteur, mais s’inscrit dans un ensemble de normes sociales qui définissent le “comportement approprié” des adolescentes et jeunes femmes, en fonction de leur statut marital et de leur âge.
L’interaction des normes à différents niveaux
Les adolescentes et jeunes, leurs parents, partenaires et les prestataires informels d’avortement à risque négocient et naviguent dans leur environnement normatif et légal pour effectuer un avortement, le plus souvent non sécurisé. Les dynamiques de genre, les rapports de pouvoir et les considérations religieuses sont au cœur de ces négociations et adaptations aux normes à différents niveaux du parcours d’avortement (décision, recherche de soin, type d’avortement) des adolescentes et jeunes femmes. Une législation restrictive sur l’avortement (au moment de la réalisation de l’étude) et les normes sociales n’empêchent pas les adolescentes et jeunes femmes de recourir à l’avortement. Au contraire, elles en sont les moteurs, tout en les empêchant d’accéder aux services dont elles ont besoin, les conduisant ainsi à des avortements non sécurisés et des besoins non satisfaits en planification familiale. Les normes sociales affectent également la qualité des soins liés à l’avortement dans les formations sanitaires, ce qui peut aussi justifier le faible recours à ces structures par les adolescentes et jeunes femmes qui ont besoin de services liés à l’avortement ou liés à la santé reproductive de façon générale.
Ainsi, une réforme juridique comme celle qui vient d’avoir lieu au Benin, y compris l’élaboration de lignes directrices, ne rendra pas nécessairement l’avortement sécurisé plus facilement accessible aux adolescentes et jeunes femmes, ni ne le retirera de la sphère du tabou. Dans une étude comparative sur les types de lois sur l’avortement et l’accès réel, Blystad et al.34 ont conclu que le lien entre le droit, les politiques de santé et l’accès aux services est compliqué et dépend fortement du contexte socio-économique et politique de mise en œuvre, et est dans bien des cas paradoxal. De ce fait, dans certains contextes où la loi sur l’avortement est dite “libérale”, les politiques de mise en œuvre peuvent entraver l’accès réel à l’avortement, tandis que dans d’autres contextes de loi dite “restrictive”, la politique et le contexte peuvent offrir des possibilités d’accès à l’avortement sécurisé. Il existe aussi d’autres facteurs qui peuvent entraver l’accès à l’avortement sécurisé malgré l’existence d’une loi favorable. Par exemple, le manque d’informations sur la loi en matière d’avortement, la posture de garant des normes des agents de santé (à cause des normes sociales et des valeurs personnelles) et la possibilité qu’ils ont de refuser d’offrir des services d’avortement sont des barrières à un accès à l’avortement sécurisé malgré l’existence de conditions juridiques favorables.34
Ainsi, il faut plus qu’un changement de loi pour garantir l’accès à l’avortement sécurisé pour les adolescentes et jeunes femmes. Les décrets d’application de la loi relative à la santé sexuelle et à la reproduction (loi N°2021 modifiant et complétant la loi N°2003 relative à la santé sexuelle et à la reproduction) au Bénin prévoit l’objection de conscience comme modalité d'application. Les professionnels de santé peuvent indiquer par une déclaration écrite au moment de la prise de service qu’ils ne souhaitent pas offrir des soins d’avortement sécurisé. Même si les décrets d’application prévoient d’autre part la référence de la demandeuse de service d’avortement par l’agent de santé, il existe un risque que cette dernière, par manque de moyens financiers, finisse par recourir à un avortement non sécurisé. Malgré l’existence de la loi, les adolescentes et jeunes femmes pourraient continuer à se mettre en danger si l’accès à l’avortement n’est pas simplifié. Disposer d’une base de données des formations sanitaires capables d’offrir ces services évitera les pertes de temps et d’argent pour les demandeuses de ces services. L’État doit s’assurer d’avoir des agents de santé qualifiés et formés, disposés à offrir les services d’avortement au moins dans chaque arrondissement urbain comme rural afin de garantir l’équité dans l’accès aux services d’avortement sécurisé pour toutes les femmes qui en ont besoin. Une autre composante importante de l’effectivité de cette loi reste la qualité des services dans les formations sanitaires qui pourra être améliorée par une formation suffisante et holistique des agents de santé. Cette formation doit aller au-delà des aspects cliniques et inclure des notions comme les droits des adolescentes et jeunes femmes en santé reproductive, les effets des violences basées sur le genre et obstétricales, les droits des utilisatrices des services de santé reproductive ainsi que la clarification des valeurs et la transformation des attitudes dans l’offre de services liés à la santé reproductive.
Certaines organisations capables d’offrir ce genre de formation sont déjà actives dans ce domaine au Bénin. Nous recommandons le déploiement à large échelle de ce type de formation, son évaluation et si nécessaire l’adaptation du contenu des modules sur la clarification des valeurs et la transformation des attitudes (VCAT) aux besoins locaux, aux croyances et aux normes sociales ainsi que les langages socialement et culturellement appropriés pour aborder les questions de droits des adolescentes et jeunes femmes en santé reproductive, afin qu’elle soit efficace.
L’État et les partenaires techniques et financiers œuvrant à la promotion de la santé sexuelle et reproductive au Bénin doivent assurer le droit à l’information sur la santé sexuelle et reproductive afin de réduire la vulnérabilité des adolescentes et jeunes femmes face aux grossesses non planifiées et aux avortements à risque à travers la dissémination de la loi relative à la santé sexuelle et à la reproduction selon les modalités de communication prévue par celle-ci. En effet, dans son article 19.1, cette loi précise les peines encourues par les individus en matière de communication: « est puni des peines prévues à l’article 519 du code pénal, le fait de proposer ses services pour réaliser une interruption volontaire de grossesse, en public, en réunion ou par la propagation d’écrits. Les mêmes peines sont appliquées à ceux qui font la promotion de moyens, objets et procédés relatifs à l’interruption volontaire de grossesse ». De ce fait, des séances de vulgarisation sur ce que permet effectivement la loi en termes de communication sont essentielles pour guider les acteurs de la promotion des droits en santé sexuelle et reproductive sur les options de communication qui les protègent contre les peines associées à une communication sortant du cadre de la loi.
Forces et limites de l’étude
La valeur ajoutée de notre recherche réside dans sa capacité à illustrer l’impact de diverses et parfois contradictoires normes sociétales sur la vulnérabilité des adolescentes et jeunes femmes face aux grossesses non désirées et au processus menant à la décision d’avorter. Cette étude parcourt chaque étape, de la décision initiale d’interrompre la grossesse à la recherche de soins, jusqu’aux soins post-avortement. De plus, notre étude met en lumière les dimensions de genre dans l’accès à l’avortement sécurisé.
Cependant, notre recherche a ses limites. Elle n’évoque pas comment les normes sociales et les aspects de genre influencent la décision ou l’obligation des partenaires masculins face à l’avortement de leurs compagnes. Cette lacune offre une perspective riche pour approfondir la compréhension de l’impact des normes sociales sur les expériences en matière de santé reproductive des adolescents.
Il serait également judicieux d’étudier l’accès effectif aux services d’avortement sécurisé suite aux changements législatifs relatifs à la santé sexuelle et reproductive. En investiguant la disponibilité et la qualité des soins d'avortement, on pourrait obtenir des données précieuses pour orienter les interventions et politiques, visant à assurer un accès à des services de santé sexuelle et reproductive de qualité au Bénin.
Conclusion
Cette étude révèle la pluralité des normes sociales présentes dans le département de l’Atlantique au Bénin et interagissant à différents niveaux du modèle socio- écologique dans le parcours de santé reproductive des adolescentes et jeunes femmes. Elle souligne la pression considérable sous laquelle ces jeunes femmes, leurs conjoints et leurs familles se trouvent, les contraignant souvent à prendre des décisions qui ne sont guère favorables aux jeunes femmes, telles que l’avortement non sécurisé, le refus de soins par les prestataires et la subjection à des violences, qu’elles soient verbales ou physiques. Dans cette dynamique sociale, elles ont souvent le rôle le moins influent, leur comportement étant dicté par une série de normes sociales puissantes, nuisibles et parfois même contradictoires. Il est donc essentiel de reconnaître qu’une modification législative, telle que celle introduite au Bénin en 2021, ne transformera pas instantanément ces normes sociales enracinées autour de l’avortement.
Ce travail révèle le triple fardeau normatif qui stigmatise simultanément les grossesses hors mariage, limite une éducation sexuelle adéquate et accentue la stigmatisation de l’avortement. Face à cette situation, il est impératif d’éduquer les leaders communautaires et religieux sur ces constats et de susciter des réflexions collectives pour un début de changement de ces normes sociales. Des séances de clarification des valeurs à l’intention de ces leaders sont également essentielles, afin de diminuer leur réticence vis-à-vis de l’accès à l’information et de l’utilisation des services de santé reproductive pour les jeunes femmes qui en ont besoin.
Supplementary Material
Remerciements
La publication de cet article est effective grâce au soutien technique et scientifique du consortium constitué par le Centre de Recherche en Reproduction Humaine et en Démographie (CERRHUD) du Bénin, en collaboration avec ses partenaires que sont l'association « Ensemble pour le Droit à la Santé Sexuelle et de la Reproduction » (EDSSR) du Maroc, l'Université Gamel Abdel Nasser de la Guinée, et la revue scientifique Questions de Santé Sexuelle et Reproductive (Sexual and Reproductive Health Matters (SRHM)) de la Grande-Bretagne, dans le cadre du projet de « Renforcement des capacités de l'Afrique francophone pour la production de connaissances basées sur les droits en santé sexuelle et reproductive » avec l'appui financier d'Amplify Change Limited. Nous tenons à remercier les participantes à la recherche pour avoir partagé leurs expériences, les professionnels de la santé qui nous ont accueillis dans les formations sanitaires et facilité l'accès aux femmes dans le cadre de notre recherche et nos alliés dans les localités ciblées par la recherche ainsi que l'ABPF pour son soutien. Nous remercions spécialement l'équipe de collecte et d'analyse des données de la recherche de base.
Footnotes
Système de classification pour L’organisation et l’étiquetage des termes. Le partenariat de Ouagadougou à établit une taxonomie des normes sociales influençant la planification familiale en collaboration avec Breakthrough Action après une évaluation des interventions autour de la planification familiale et des normes sociales dans les pays du Partenariat de Ouagadougou.
Organisation lancée lors de la Conférence Régionale sur la Population, le Développement et la Planification Familiale tenue à Ouagadougou, Burkina Faso par les neuf gouvernements des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, en collaboration avec des partenaires financiers et techniques, dans le but d’accélérer les progrès de l’utilisation des services de planification familiale au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali, en Mauritanie, au Niger, au Sénégal et au Togo.
La stérilisation masculine et féminine, les injectables, le dispositif intra-utérin (DIU), les pilules contraceptives, les implants, le condom masculin et le condom féminin, la méthode des jours fixes (MJF), la méthode de l’allaitement maternel et de l’aménorrhée (MAMA) et la pilule du lendemain.
Le pourcentage des femmes qui ne souhaitent pas tomber enceinte mais qui n'utilisent pas actuellement la contraception. https://instad.bj/images/docs/insae-statistiques/enquetes-recensements/EDS/2017-2018/1.Benin_EDSBV_Rapport_final.pdf
Vodún: graphie selon l’alphabet phonétique international, écrit grâce au clavier Fon. Il existe d’autres variantes influencées par les langues étrangères : Vodou, Vodun, Vodoun, etc. Il s’agit de la religion endogène du Bénin.
Aider les sages-femmes dans la consultation prénatale, chercher un dossier médical et le remplir, soutenir les femmes admises pour les soins après avortement, accompagner une femme pour l’échographie, tenir des lampes torches pour l’offre de soins après avortement lorsque nécessaire etc.
Nous faisons référence aux cas où des femmes sollicitent une interruption volontaire de grossesse pour des motifs autres que ceux prévus par la loi SR de 2003.
Relais communautaires, leaders, infirmière des collèges, prestataires d’avortement informel par l’utilisation de plante, enseignants, conducteur de taxi moto.
Rencontrer de commun accord une femme ayant eu une expérience d’avortement, chez elle, dans un lieu public (maquis, restaurant, plage, jardin, école) afin de mieux la connaitre et de la rassurer sur notre statut de chercheure.
Nombre d’enfant donné par Dieu à une femme selon la conception populaire sur la fécondité des femmes.
Migration d’implant, prise de poids, perte de poids, acnés sur le visage, problèmes de santé en continue, tomber enceinte malgré la présence de la contraception, etc.
En langue Fon, littéralement, la tante qui a eu un mariage raté et qui revient vivre au domicile familial.
Surdosage de médicament anti paludéen, consommation de tisanes ou de concoctions.
Au moment de la collecte des données, la loi n’autorisait que l’avortement médicalisé en cas de viol, d’inceste ou de malformation ou bien quand la grossesse met en danger la santé de la femme.
Les soins après avortement devraient être disponibles dans toutes les formations sanitaires pour toutes les femmes présentant un avortement incomplet ou des complications d’avortement.
Déclaration
Aucun conflit d'intérêt potentiel n'a été signalé par les auteurs.
Financement
La recherche a bénéficié du financement de la Loterie nationale néerlandaise (NPL). Numéro de financement 386.793. Cette recherche a été menée dans le cadre du programme Sa Santé, Ses Choix mis en œuvre par Rutgers et DKT avec des partenaires au Kenya, en Éthiopie et dans une sélection de pays francophones d'Afrique de l'Ouest. Le volet recherche du programme au Benin était dirigé par APHRC, Rutgers et ABPF. AmplifyChange a fourni une petite somme d'argent pour soutenir la rédaction de l'article par le biais d'un programme de mentorat en partenariat avec le CERRHUD, EDSSR et SRHM. La Loterie Nationale Néerlandaise et AmplifyChange n'ont joué aucun rôle dans la détermination de la recherche ou du contenu de ce manuscrit.
Contributions des auteurs
Déo-Gracias Vanessa Dossi Sekpon (DGVDS), Jonna Both (JB), Ramatou Ouedraogo (RO), Isabelle L. Lange (ILL). DGVD a participé à la collecte des données, l’analyse des données pour l’article, à rédigé l’ébauche originale de l’article, la revue et l’édition de l’article. JB a participé à la conceptualisation du projet, a contribué à la méthodologie du projet, la supervision de la collecte des données, la revue et l’édition de l’article. RO a participé à la conceptualisation du projet, a contribué à la méthodologie du projet, la supervision de la collecte des données, la revue et l’édition de l’article. ILL a participé à la visualisation, la rédaction, la revue et l’édition de l’article. Tous les auteurs ont lu et approuvé la version finale pour soumission.