Les personnes transgenres font face à de nombreux obstacles officiels aux soins d’affirmation de genre, ce qu’on appelle parfois « gatekeeping », soit le contrôle de l’accès à ces soins. Les soins d’affirmation de genre sont une large gamme d’interventions médicales que la patientèle recherche afin d’affirmer, d’actualiser ou d’incarner son genre. Il s’agit entre autres d’interventions chirurgicales liées à la transition, d’hormonothérapie, de bloqueurs de puberté et d’épilation. Les prestataires de soins de santé refusent parfois d’offrir des soins d’affirmation de genre aux personnes transgenres sans une évaluation de l’identité de genre ou de la dysphorie de genre. À l’adolescence, il se peut qu’on demande aux personnes de montrer qu’elles ont vécu de la dysphorie de genre pendant plusieurs années avant de recevoir des soins, et elles pourraient se voir refuser des soins jusqu’à ce qu’elles atteignent un âge prédéterminé selon des critères stricts.
Je soutiens que les médecins doivent réfléchir aux obstacles aux soins d’affirmation de genre en tenant compte du principe d’autodétermination du genre. En considérant l’autodétermination du genre comme un droit présumé, les médecins sont plus susceptibles d’éviter les obstacles superflus aux soins. Cette présomption peut être réfutée en montrant que les intrusions sont justifiées selon des normes précisées plus loin dans le présent article. Les droits présumés s’opposent aux droits absolus, qui ne peuvent pas être réfutés ni faire l’objet d’une dérogation.
L’identité transgenre est une question de diversité, pas une pathologie1. Lorsque les prestataires de soins créent des obstacles aux soins d’affirmation de genre, ils nuisent à la capacité de leur patientèle à vivre pleinement leur identité de genre. Ce ne sont pas toutes les personnes transgenres qui souhaitent recevoir des interventions d’affirmation de genre — c’est un choix profondément personnel — mais beaucoup le désirent. Au Canada, 73 % des personnes transgenres souhaitent recevoir ou ont reçu des soins d’affirmation de genre, sous une forme ou une autre, et 16 % sont incertaines2. Malgré tout, seulement 26 % des personnes transgenres ont reçu tous les soins d’affirmation de genre désirés2.
Autonomie médicale et autonomie au quotidien
Aux fondements de l’éthique médicale repose le principe d’autonomie, selon lequel la patientèle doit être libre d’agir dans le respect d’un plan qu’elle a choisi elle-même3. L’autonomie donne à chaque personne le droit de refuser des soins, et elle sous-tend le devoir des prestataires de soins de santé de bien informer la patientèle afin que celle-ci puisse prendre des décisions éclairées quant au traitement proposé. L’autonomie médicale est cependant asymétrique. Alors que la patientèle a le droit de refuser une intervention, l’autonomie médicale ne lui donne habituellement pas le droit d’exiger une intervention précise d’un médecin3. L’autonomie médicale n’empêche généralement pas non plus les prestataires de soins d’imposer des restrictions et des conditions d’accès aux soins à leur discrétion.
Les soins d’affirmation de genre impliquent cependant aussi le principe d’autodétermination du genre, qui s’applique à l’autonomie « au quotidien », soit le droit d’une personne de décider de la forme que prend la vie qu’elle souhaite vivre. Le genre est un facteur crucial dans la manière dont les gens parlent de nous, dans les installations qu’on utilise, dans les personnes qu’on fréquente, dans les pairs dont on s’entoure, dans la manière dont les gens nous traitent et dans les normes sociales qui s’appliquent à nous. Par ailleurs, les caractéristiques sexuelles primaires et secondaires d’une personne jouent un rôle central dans les interactions sociales et sexuelles; les caractéristiques physiques influencent la manière dont les autres nous perçoivent — en tant que femme, qu’homme ou que personne non binaire, ou encore en tant que personne transgenre ou cisgenre — et le fait d’avoir certaines parties du corps influence aussi notre capacité à faire de nombreuses choses, comme utiliser un urinoir ou avoir des relations sexuelles avec pénétration. Une personne qui n’aime pas la façon dont son genre est exprimé par son corps peut ressentir un malaise au quotidien et avoir de la difficulté à s’épanouir dans sa vie sociale ou romantique. Le sentiment d’être mal perçu peut aussi entraîner un retrait de relations significatives et peut être une importante source de détresse.
Le fait de limiter l’accès aux soins d’affirmation de genre restreint de manière importante la liberté, en dictant des aspects essentiels de la vie sociale, interpersonnelle et corporelle des personnes transgenres. Les répercussions des limites à l’accès aux soins d’affirmation de genre vont bien au-delà du domaine médical, elles s’inscrivent au plus profond de la vie des personnes transgenres et définissent leur capacité à vivre en étant pleinement elles-mêmes.
Le principe de l’autodétermination du genre
L’autodétermination du genre signifie que chaque personne a le droit de définir, d’exprimer et d’incarner son identité de genre comme elle l’entend. C’est l’une des pierres angulaires des principes de Yogyakarta, élaborés en 2006 par des experts réputés des droits de la personne, qui indiquent que :
L’identité de genre [définie] par chacun personnellement [fait] partie intégrante de sa personnalité et [est] l’un des aspects les plus fondamentaux de l’autodétermination, de la dignité et de la liberté. […] Personne ne sera soumis à de la pression pour dissimuler, supprimer ou nier […] son identité de genre4*.
Le principe de l’autodétermination du genre peut être relié à de nombreux droits reconnus depuis longtemps, notamment le droit à la liberté de parole5, le droit à l’égalité6, le droit à la vie privée, le droit à l’identité, le droit à la dignité et le droit de vivre et d’agir avec intégrité7,8. Ces droits viennent aussi appuyer le principe d’autodétermination du genre. Comme l’explique Loukēs G. Loukaidēs, membre de la Cour européenne des droits de l’homme, « Pour [qu’une personne] soit en mesure de fonctionner librement, dans la pleine définition de ce terme, [elle] doit avoir la possibilité de s’autodéfinir et de s’autodéterminer : le droit d’être [ellemême] 9 » [traduction libre]. L’autodétermination du genre est implicitement et explicitement reconnue par de nombreux organismes internationaux, dont la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme10*,11.
L’autodétermination du genre en tant que droit médical
Le principe d’autodétermination du genre façonne les obligations éthiques des prestataires de soins de santé. Étant donné l’incidence des soins d’affirmation du genre sur la capacité d’une personne à exprimer, à incarner et à vivre son genre dans sa vie quotidienne, un droit présumé aux soins d’affirmation de genre pour les personnes transgenres semble essentiel afin d’appuyer le principe d’autodétermination du genre. La patientèle transgenre est, pour ainsi dire, dans une situation particulière qui élargit la portée traditionnelle de l’autonomie médicale, un raisonnement qui est peut-être mieux exprimé dans la décision de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’arrêt Van Kück c. Allemagne, qui explique qu’« il apparaît disproportionné d’exiger d’une personne qu’elle prouve le caractère médicalement nécessaire d’un traitement, dût-il s’agir d’une opération chirurgicale irréversible, lorsqu’est en jeu l’un des aspects les plus intimes de sa vie privée10* ».
Les soins médicaux restreignent souvent la liberté des gens au quotidien, mais leur effet est d’une tout autre ampleur lorsqu’il est question de soins d’affirmation du genre. Ces soins sont une façon pour la personne de se présenter de manière genrée; ils ne servent pas à traiter une pathologie sous-jacente. Si l’existence des personnes transgenres est envisagée, comme elle devrait l’être, sous l’angle de la diversité plutôt que sous l’angle de la pathologie, l’autodétermination du genre se présente alors comme un droit médical, et les lignes de conduite envers les soins d’affirmation de genre qui s’inscrivent dans le modèle conventionnel de diagnostic et de cure semblent déplacées1,8,12. Les soins d’affirmation de genre peuvent être considérés au même titre que l’avortement, qui est aussi désiré pour le bien de la personne et souvent encadré comme un droit6. Pour d’autres lectures sur l’autodétermination du genre, consulter l’annexe 1 (accessible en anglais au www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.230935/tab-related-content).
Repenser les obstacles aux soins d’affirmation de genre
L’autodétermination du genre est un droit présumé, ce qui signifie qu’il peut être éclipsé par d’autres facteurs. Le fardeau de justifier les obstacles aux soins devrait peser sur les prestataires de soins de santé qui les érigent et non sur les personnes qui recherchent des soins afin d’affirmer leur genre. Un obstacle aux soins d’affirmation de genre serait justifié s’il y avait des données probantes claires et convaincantes indiquant que celui-ci prévient des méfaits d’une magnitude assez grande pour surpasser sans ambiguïté les répercussions négatives de cet obstacle sur l’autodétermination du genre et le bien-être de la personne. Les méfaits que les obstacles cherchent à prévenir doivent être suffisamment graves pour outrepasser l’autonomie d’une personne à définir les aspects les plus fondamentaux de son identité personnelle, si l’on tient compte des répercussions psychologiques et sociales de l’incapacité de vivre pleinement son genre. Rappelons que l’autonomie inclut le droit de prendre de mauvaises décisions pour soi. La liberté de prendre uniquement de bonnes décisions serait futile.
Pour illustrer ces propos, je veux aborder rapidement 2 obstacles fréquents aux soins d’affirmation de genre, soit la nécessité pour les jeunes de prouver qu’ils ou elles vivent depuis plusieurs années une incongruité avec leur genre, et les critères d’âge stricts. L’obligation pour les jeunes de prouver qu’ils ou elles ont vécu plusieurs années de diversité de genre ou de dissociation par rapport au genre attribué à la naissance12 avant l’instauration d’une hormonothérapie ou avant une intervention ne se fonde sur aucune donnée probante indiquant que l’accès immédiat aux interventions d’affirmation du genre, sans attendre plusieurs années, est associé à des regrets ou à une issue négative sur le plan de la santé mentale12. De la même manière, l’utilisation de critères d’âge stricts pour certaines interventions n’est appuyée par aucune preuve empirique et ne tient pas compte des différences quant à la maturité cognitive et émotionnelle des jeunes. La compréhension contemporaine de l’autonomie reconnaît le développement graduel de la maturité et l’hétérogénéité au sein de la population13, une notion reconnue par la législation canadienne en vertu de la doctrine du mineur mature. Dans les mots de la Convention relative aux droits de l’enfant, les opinions d’un jeune doivent être « dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Cela nécessite une ligne de conduite personnalisée qui est incompatible avec les limites d’âge strictes. À l’avenir, les prestataires de soins devraient aussi établir s’il existe des données probantes suffisantes qui justifient les exigences pour les personnes transgenres, jeunes et adultes, de prouver leur identité de genre ou la présence d’une dysphorie de genre avant de leur offrir des soins14.
Conclusion
Dans cet article, j’ai soutenu que les prestataires de soins d’affirmation du genre ont le devoir éthique de respecter les principes d’autodétermination du genre chez leur patientèle et qu’ils portent ainsi le fardeau de justifier les obstacles qu’ils imposent à l’accès aux soins d’affirmation du genre. Les prestataires de soins de santé qui travaillent auprès des communautés transgenres devraient analyser avec attention leurs pratiques relatives au contrôle de l’accès aux soins afin de vérifier que ces dernières sont justifiées par des données probantes claires et convaincantes et abandonner les pratiques non justifiables.
Les références originales anglaises consultées par les auteurs sont citées; cependant, elles ont été traduites en français. Voir :
Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.230935 ; voir l’éditorial connexe ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.240878-f
Footnotes
Cet article a été commandé et a été revu par des pairs.
Intérêts concurrents : Aucun déclaré.
Traduction et révision : Équipe Francophonie de l’Association médicale canadienne
Références
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