Au cours de la dernière année, le temps que nous avons consacré au Programme Motherisk à con-seiller les femmes enceintes et leurs dispensa-teurs de soins de santé sur la sécurité et les risques des antidépresseurs durant la grossesse s’est accru considérablement. Des médecins et des femmes enceintes de toutes les régions du Canada ont communiqué en nombre grandissant avec nous par téléphone, télécopieur et courriel pour poser des questions sur l’innocuité des antidépresseurs pendant la grossesse. C’est probablement attribuable à la publication d’un certain nombre d’études récentes sur le sujet. Les résultats de ces études sont conflictuels, ce qui ajoute à la complexité des messages déjà équivoques concernant la question de l’innocuité de cette classe de médicaments durant la grossesse.
L’expérience d’une femme enceinte de la Nouvelle-Écosse nous a motivés à rédiger les présents commentaires. Son médecin de famille lui a conseillé d’arrêter abruptement ses antidépresseurs. À sa 12e semaine de grossesse, cette femme est déménagée dans une petite ville située à 3 heures d’Halifax. Elle prenait alors du citalopram que lui avait prescrit son médecin de famille à Halifax pour une dépression et ce, avant de devenir enceinte. Lorsqu’elle a eu besoin de renouveler son ordonnance, elle est allée consulter le seul médecin de famille de cette très petite collectivité où elle habitait maintenant. Lorsqu’il a su qu’elle était enceinte, ce médecin lui a dit qu’il ne renouvellerait pas son ordonnance parce que les antidépresseurs ne sont pas sécuritaires durant la grossesse. Elle lui a offert d’appeler son médecin à Halifax pour obtenir sa confirmation, mais son nouveau médecin a quand même refusé et, par la suite, elle a dû se rendre à Halifax pour voir son ancien médecin de famille pour avoir ses médicaments.
Nous nous demandions pourquoi ce médecin était si déterminé à refuser le renouvellement d’une ordonnance d’antidépresseurs pour une femme enceinte. La réponse se situe peut-être dans l’imprécision des données scientifiques concernant l’innocuité des antidépresseurs durant la grossesse et dans le fait qu’il pensait être «du côté de la prudence». C’est une ren-gaine fréquente que nous entendons de la part des médecins et des autres professionnels de la santé quand il s’agit de prescrire des médicaments durant la grossesse, en particulier des psychotropes. Par ailleurs, jusqu’à récemment, selon les données scientifiques dans les ouvrages spécialisés, les antidépresseurs étaient considérés relativement sans danger durant la grossesse et n’étaient pas associés à un risque accru d’anomalies congénitales ou à d’autres effets indésirables1. Au cours de la dernière année, quelques études publiées contredisent ces données.
Les études qui documentent des risques accrus
L’an dernier, la société de produits pharmaceutiques GalxoSmithKline a publié sur son site Web (non pas dans une revue révisée par des pairs) qu’il y avait un risque accru d’anomalies cardiovasculaires chez les nouveau-nés dont la mère avait pris de la paroxétine au début de la grossesse. Il s’agissait, par contre, d’un très léger risque accru, 1,5% par rapport à 1% dans le reste de la population, et les auteurs n’ont pas indi-qué si l’anomalie se réglait spontanément, ce qui arrive assez fréquemment2. Deux autres études ont corroboré ce même risque accru avec l’utilisation de la paroxétine (entre 1% et 2%)3, 4. Une autre étude documentait un risque accru d’hypertension pulmonaire persistante du nouveau-né, mais c’est un problème rare qui ne se produit pas dans 99% des cas5.
Dans une autre étude sur les antidépresseurs en général, les auteurs font valoir qu’une différence statis-tiquement significative de 28 g dans le poids à la nais-sance justifiait de dire qu’il y avait un risque accru de faible poids à la naissance6. Dans une autre étude récente sur les antidépresseurs en tant que groupe, on constatait un risque accru de malformations congénitales, mais on ne faisait pas de distinction à savoir s’il s’agissait d’anomalies majeures ou mineures, et, par définition, les anomalies mineures ne causent pas de déficience fonctionnelle7.
Certaines études de cas ont documenté un sevrage néonatal chez les nouveau-nés dont la mère prenait des antidépresseurs en fin de grossesse. Ce sevrage était principalement résolutif et sans danger pour la vie et environ 30% de tous les nouveau-nés exposés in utero aux antidépresseurs peuvent avoir certains symptômes de sevrage8, 9.
Les études qui documentent peu ou pas de risque
Durant la même période, une méta-analyse et 2 études sur les antidépresseurs en tant que groupe ont examiné un total combiné de 4 500 issues de grossesse et n’ont pas décelé de risque accru de malformations majeures10–12. Dans une récente étude de Motherisk, effectuée en réponse aux signalements d’anomalies cardiovasculaires associées à l’utilisation de la paroxétine durant la grossesse2–4, nous avons recensé 1 170 issues déterminées prospectivement chez des nouveau-nés exposés à la paroxétine durant le premier trimestre de la grossesse en nous adressant à 8 services de renseignements tératogènes de différents pays. Nous les avons comparées aux issues dans un groupe de nouveau-nés non exposés. Nous avons constaté que le taux d’anomalies cardiovasculaires était semblable dans les 2 groupes (0,7%)13, ce qui est le taux normalement attendu dans la population en général14.
De plus, le New England Journal of Medicine publiait récemment 2 articles sur ce sujet. Malgré l’exécution de nombreux tests statistiques entre les groupes, ce qui augmente la probabilité de trouver des résultats significatifs sans importance clinique, les auteurs ont trouvé très peu ou pas d’effets tératogènes de ces médicaments. À juste titre, les auteurs ont insisté sur l’importance de traiter la dépression sous-jacente de la mère15, 16. Enfin, un résumé présenté au congrès de l’American Psychiatric Association cette année sign-alait les résultats d’une autre étude sur l’utilisation des inhibiteurs spécifiques du recaptage de la sérotonine (ISRS) durant la grossesse. Ces auteurs n’ont trouvé aucune association entre les ISRS (en tant que groupe) et un risque accru de malformations majeures, y com-pris l’hypertension pulmonaire persistante et les anomalies cardiovasculaires congénitales17.
Prise en compte de la maladie maternelle
En prescrivant des antidépresseurs à des femmes enceintes, nous devons garder à l’esprit les effets indésirables possibles de la maladie maternelle sur les fœtus et les nouveau-nés. Il est important que les femmes enceintes soient en meilleure santé mentale que possible pour assurer qu’elles deviennent des mères impli-quées et soucieuses du bien-être de leur nouveau-né. Dans une récente étude, 86 femmes sur 201 (43%) ont fait une rechute de dépression majeure durant la grossesse. Parmi les 82 femmes qui ont continué leur médi-cation durant la grossesse, 21 (26%) ont fait une rechute, mais parmi les 65 femmes qui ont arrêté la médication, 44 (68%) ont connu une rechute. Les auteurs ont con-clu que les femmes ayant des antécédents de dépression devraient continuer à prendre des antidépresseurs durant la grossesse18.
Nouvelle source d’information à l’intention des professionnels de la santé
Même si les renseignements sur les effets des médicaments psychotropes et d’autres drogues sur les personnes se font de plus en plus nombreux avec les années, les données concernant leurs effets sur les femmes enceintes et celles qui allaitent, leurs fœtus, leurs nourrissons et leurs enfants tirent malheureusement de l’arrière. L’Association canadienne pour la santé mentale et le Programme Motherisk du Sick Children’s Hospital à Toronto, en Ontario, ont collaboré à la production d’une nouvelle source d’information intitulée Exposure to psychotropic medications and other substances during pregnancy and breastfeeding: A handbook for health care providers. C’est peut-être le premier guide du genre à fournir aux professionnels de la santé affairés des renseignements facilement accessibles sur ce sujet, notamment les recherches et les recommandations médicales actuelles. Rédigé à l’intention de divers professionnels de la santé, y com-pris les médecins, il renferme de l’information concernant les stigmas, le counseling et le dépistage, ainsi que des renseignements fondés sur des données scientifiques sur l’innocuité ou les risques des psychotropes et d’autres substances comme l’alcool et les drogues psychotropes durant la grossesse et l’allaitement. Ce projet a été financé grâce à une subvention de Santé Canada et le document est accessible gratuitement à tous les professionnels de la santé au Canada. On peut se le procurer auprès de l’Association canadienne pour la santé mentale à Toronto (www.cmha.ca).
Limites des études
Les études prospectives de cohortes, les études cas-témoins, les registres de grossesse, les études sur les bases de données concernant les ordonnances et sur les bases de données de l’assurance-santé ainsi que les méta-analyses sont les genres d’études dont on se sert habituel-lement pour déterminer les issues chez les nouveau-nés de mères qui ont pris un médicament en particulier durant la grossesse. Toutes ces études comportent des limites; par ailleurs, parce que l’exécution d’études contrôlées ran-domisées auprès de femmes enceintes serait contraire à l’éthique nous avons utilisé l’information des études que nous sommes en mesure de faire. Par exemple, Motherisk a publié une étude dans laquelle nous avons documenté que les femmes qui prenaient des antidépresseurs durant la grossesse avaient un taux de 30% plus élevé d’utilisation des échographies. De plus, nous avons constaté que les nourrissons des femmes qui avaient pris des ISRS pas-saient 2 fois plus d’échocardiogrammes durant leur pre-mière année de vie19.
Conclusion
En dépit de tous ces nouveaux renseignements, il n’existe actuellement pas de guide de pratique clinique sur le traitement de la dépression durant la grossesse. Dans le site Web de Santé Canada, on discute du traitement de la dépression durant la grossesse mais, en ce qui a trait à l’utilisation des antidépresseurs, on y conseille seulement d’en discuter avec son médecin (www.gfmer.ch/Guidelines/Pregnancy_newborn/Pregnancy_newborn_mt.htm).
On estime qu’environ 20% de toutes les femmes enceintes souffrent dans une certaine mesure de dépression20. Il est donc important de les traiter de manière appropriée et, si nécessaire, au moyen de la pharma-cothérapie. La décision de prendre des antidépresseurs devrait être prise conjointement par le médecin et la patiente à l’aide de renseignements fondés sur des données scientifiques. Même si les ouvrages scientifiques présentent de l’information, il peut être difficile pour les médecins de comprendre les limites des divers types d’études. Un guide de pratique clinique serait très utile aux médecins pour aider leur patientes à décider de prendre ou non des médicaments durant la grossesse.
Nous avons reçu de nombreux rapports sur des médecins qui conseillent à leurs patientes de discontinuer abruptement leurs antidépresseurs lorsque leur grossesse est confirmée. Ce n’est définitivement pas une bonne pratique, car l’arrêt brusque peut avoir des con-séquences graves pour les mères21. Si, à la suite de discussions avec son médecin, une femme décide de ne plus prendre d’antidépresseurs durant sa grossesse, la médication devrait être cessée progressivement sur une période échelonnée sur un certain nombre de semaines. .
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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