Les ressources humaines en santé (RHS) sont systématiquement classées comme une priorité dans les débats canadien sur le sujet de politique en matière de santé et les débats sur la planification de ces ressources1. Par ailleurs, comme Baumann et coll. l'ont récemment souligné, les disparités sur le plan de la santé dans la population révèlent des enjeux liés à la population effective partout sur le territoire vaste et diversifié du pays2. En effet, comme la demande en services sanitaires, qui ne correspond pas toujours aux « besoins » de la population, dépasse généralement l'offre de ressources humaines et financières dans un climat de précarité économique, il reste encore des enjeux à relever afin de fournir un système de santé totalement intégré, doté de services complets de réadaptation et de physiothérapie3. Tandis que les provinces et les territoires continuent de repenser leur système de la santé sous prétexte d'une réforme en santé, il est nécessaire de mieux comprendre la demande future en services sanitaires afin d'affecter efficacement les ressources financières et humaines actuelles dans l'ensemble du continuum des soins.
Dans le cadre d'une recherche stratégique antérieure à l'échelon macroéconomique, nous avons déterminé que la demande en réadaptation augmentait de façon exponentielle et qu'il existait quatre principaux facteurs stimulant cette demande : (1) la croissance de la population globale et une cohorte à la hausse des personnes de 65 ans ou plus, (2) des taux croissants de maladies chroniques et complexes et des changements dans les tendances observées sur le plan des admissions à l'hôpital et des congés, (3) les attentes croissantes du public à l'égard des services et (4) les progrès réalisés en matière de traitement et de prise en charge des maladies et des affections4. De la même façon, la demande de services de réadaptation à la suite d'arthroplasties totales en Ontario a été étudiée et, bien que les aspects médicaux et chirurgicaux de cette intervention aient fait l'objet d'une attention considérable des décideurs, très peu d'études examinent les répercussions de l'augmentation des arthroplasties totales sur la demande de services de réadaptation5. Il n'est donc pas étonnant que la demande de réadaptation à la suite d'une arthroplastie totale augmente brusquement en raison d'une série de facteurs microsociologiques : (1) la hausse du nombre absolu d'interventions chirurgicales, (2) le profil changeant des clients, où les groupes de clients « jeunes et actifs » sont plus disposés à subir une intervention chirurgicale, et les groupes de clients « âgés et souffrant de maladies complexes », présentent des taux accrus de complications médicales ainsi que de comorbidités et (3) l'utilisation largement répandue de modèles cliniques qui renforcent les exigences dans le secteur de la réadaptation. Ces constatations indiquent un risque sérieux que l'offre de physiothérapeutes et autres praticiens en réadaptation ne permette pas de satisfaire la demande future.
Le ratio de RHS est une mesure globale de l'offre dans la population active, généralement exprimé comme étant le nombre de praticiens de la santé par rapport à la population ou à un sous-ensemble de la population6,7. Bien que les ratios de RHS représentent une mesure raisonnablement juste de la densité des praticiens dans une région donnée, il ne s'agit pas nécessairement d'une mesure sensible de l'offre, car ils ne reflètent ni les besoins ni la demande de la population et ils ne compensent pas non plus d'autres facteurs de la population active tels que l'étendue des groupes de praticiens ou les nouvelles tendances telles que les équipes intégrées de santé familiale et autres modèles de soins primaires. Néanmoins, les estimations internationales des ratios de RHS en physiothérapie sont relativement dispersées. En effet, au Canada, en 2000, le ratio de RHS en physiothérapie pour 10 000 habitants était de 5,0, ce qui représentait une hausse de 16,3 % par rapport à 19918. Toutefois, même si, entre 1991 et 2005, le nombre absolu de physiothérapeutes a augmenté de 11,6 %, le ratio de RHS a connu un déclin durant la période de 2000 à 20059. Des études comparatives sur la densité de la population effective entre les États-Unis et le Canada ont révélé que le ratio national de RHS aux États-Unis était de 3,8 physiothérapeutes pour 10 000 habitants en 1995, de 4,3 en 1999 et de 6,2 en 200510. Ces données comparatives mettent en évidence la disparité entre les États-Unis et le Canada et nous donnent raison de nous préoccuper des facteurs influençant la population effective de physiothérapeutes au Canada.
Les conséquences cliniques des données susmentionnées ne sont pas encore bien comprises, et l'interprétation des politiques nécessite des analyses plus approfondies. Toutefois, des questions fondamentales émergent quant au ratio optimal de RHS en physiothérapie dans une région donnée. Par exemple, devons-nous conclure que les États-Unis « réussissent mieux » ou « moins bien » que le Canada en ce qui a trait aux ratios de RHS ? À notre connaissance, il n'existe aucune cible fondée sur les besoins ou les données probantes pour les services de physiothérapie entre les établissements cliniques, les maladies ou les pays pouvant servir de point de référence. Sans de telles cibles ou de tels points de référence, la mesure du degré auquel les ratios de RHS en physiothérapie sont appropriés dans une région géographique donnée serait très hypothétique. À l'inverse, certaines données probantes montrent que des ratios élevés de RHS en sciences infirmières sont associés à des collectivités en meilleure santé11. Parallèlement, Macinko et coll. font état de corrélations positives entre le nombre de médecins de première ligne et les indicateurs de santé de la population tels que les taux de mortalité, l'incidence d'un faible poids à la naissance et l'état de santé globale signalé par le client12.
Bien que le lien entre la densité de la population effective et les résultats sur la santé de la population n'ait pas fait l'objet d'études approfondies en physiothérapie, nous déclarons qu'il pourrait exister un « point idéal » ou un éventail optimal de RHS permettant de produire des résultats positifs pour la santé de la population. D'une part, si le ratio de RHS baisse sous un seuil précis, nous avançons que les résultats pour la santé pourraient subir une influence négative; d'autre part, il pourrait y avoir un « effet de plafonnement » selon lequel une augmentation du nombre de physiothérapeutes par habitants n'améliorerait pas les résultats pour la santé. La question fondamentale dans le cadre de la recherche sur les services sanitaires doit consister à déterminer précisément les limites inférieures et supérieures optimales des ratios de RHS. Bien que les études antérieures ne fournissent pas nécessairement de cibles précises quant au nombre ou à la « dose » d'infirmières ou de médecins nécessaires à la production de meilleurs résultats, elles offrent néanmoins une base solide à des études plus approfondies et un argument assez solide pour des investissements supplémentaires consacrés à la planification d'une population effective en santé qui soit viable. Toutefois, selon nous, peu de recherches ou de planification sont entreprises à ce jour au chapitre des ressources humaines en physiothérapie.
L'assurance d'une offre suffisante de physiothérapeutes permettant de répondre à la demande future est un enjeu qui nécessitera une responsabilité coordonnée partagée entre de multiples intervenants qu'il s'agisse de groupes de défense des clients, de gouvernements, d'associations professionnelles, de chercheurs ou d'établissements d'enseignement. Il faut tout d'abord mener des études fondées sur des données empiriques afin d'étudier la mesure dans laquelle une population active de physiothérapeutes se traduit par des résultats pour la santé à l'échelle du système. Si les études révèlent des corrélations positives (et nous émettons l'hypothèse qu'il existe effectivement une forte corrélation), l'approche subséquente doit donc être de mesurer la « dose » appropriée de physiothérapeutes nécessaires à la production de résultats positifs dans l'ensemble des établissements et des épisodes de soin. Avant de disposer de ces données, nous proposons que le processus décisionnel touchant la planification d'une population active viable de physiothérapeutes soit similaire à ce que Charles E. Lindblom, éminent politologue du vingtième siècle, a nommé le processus de « bricolage incertain » (muddling through). La notion de Lindblom se fondait sur la prémisse selon laquelle une approche rationnelle (ou fondée sur des données probantes) n'est pas toujours possible ou appropriée pour résoudre des problèmes sociopolitiques complexes et que des approches moins formelles en matière de prise de décisions se révélaient tout aussi efficaces13. Le processus de collecte et de triangulation non structuré de renseignements permettant de parvenir à une solution se voyait ainsi qualifié de « bricolage incertain ». Bien que nous exprimions ouvertement notre plus grand respect pour le cadre conceptuel de Lindblom, nous croyons également que ce processus a peu de chances de produire des résultats souhaitables sur le plan social dans le cas de la planification des RHS au vingt-et-unième siècle. En effet, nous estimons qu'il est maintenant temps de parvenir à un juste équilibre entre l'offre et la demande de services de physiothérapie partout au Canada. Nous devons amorcer le processus de planification consciencieuse et judicieuse des ressources humaines au Canada afin de nous assurer que les besoins sanitaires de la population mènent à un recours approprié et conscient de physiothérapeutes dans les différents établissements de soins de santé. Le maintien du statu quo et le « bricolage incertain » signifient, selon nous, de renoncer à nos responsabilités professionnelles, morales et sociales envers nos clients actuels et futures ainsi qu'aux principes sur lesquels le système canadien de la santé a été fondé.
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