Je ne sais pas s’il passera la fin de semaine. Assurezvous qu’il est confortable. »
J’étais de garde pour la fin de semaine. Un homme avait été admis dans notre petit hôpital plus tôt le vendredi en raison de troubles respiratoires aigus. Il souffrait depuis longtemps de problèmes cardiaques et était essentiellement en phase palliative. Il comprenait la situation. D’origine autochtone, c’était un homme plutôt traditionnel. Son médecin traitant, un des trois médecins de notre petite ville, m’avait transmis son dossier.
« Ah oui », dit-elle en s’arrêtant près de la porte. « On lui a implanté un défibrillateur, mais l’appareil n’a encore jamais fonctionné. Il est peut-être défectueux. » Puis une courte pause. « Il a pleuré quand il a appris qu’on avait placé un appareil dans son corps. Je m’en souviens. Il est revenu de la ville et les médecins lui avaient installé l’appareil. À cause des barrières linguistiques, il n’avait pas bien compris ce qu’ils avaient fait. À son arrivée ici, je lui ai expliqué la procédure qu’il avait subie et il s’est mis à pleurer en disant qu’il ne voulait pas qu’un choc le ranime s’il venait à mourir. »
Le lendemain vers 20 h, je reçois un appel de l’infirmière. Elle semblait stressée.
« Il vient tout juste de recevoir un énorme choc. Sa femme dit qu’il a même été soulevé de son lit. À mon avis, c’est son défibrillateur. »
Ainsi, l’appareil qu’on soupçonnait d’être défectueux était bel et bien fonctionnel. Et il avait fait son boulot.
Je sors et ferme la porte derrière moi. Une soirée de pleine lune; une brise légère fait trembler les feuilles. Je regarde jusqu’au bout de l’allée. À cette période-ci de l’année, il y a souvent des grizzlis qui rodent et je me sens toujours un peu anxieux en marchant dans une allée sombre.
Je pense à mes anciens collègues de classe. Combien d’entre eux doivent se soucier d’ours en liberté? Ou de défibrillateurs qui continuent d’administrer des chocs à un homme qui essaie de mourir? Certainement pas beaucoup…
À mon arrivée à l’hôpital, je me rends directement dans la chambre de l’homme. Il est étendu sur son lit, sa femme à ses côtés. Quatre membres de sa famille sont présents. Je les salue et tire une chaise près du lit. Sa femme me décrit ce qui s’est produit. Sans aucun doute, c’est le défibrillateur.
J’explique à l’homme que son coeur commence à faiblir et je lui demande son opinion.
« Je suis prêt à passer au monde des esprits, répond-il. Il y a déjà quelque temps que je suis prêt. »
Nous continuons de parler. Il me raconte des anecdotes sur sa jeunesse et nous discutons pendant un bon moment. Ses histoires sont formidables, pleines d’affection et d’humour. Nous parlons de ses grandsparents et combien il a hâte de les revoir.
Et soudain, l’appareil lui administre un choc. Ses yeux sont remplis de terreur.
« Vous devez faire quelque chose », dit sa femme. Dans un coin de la pièce, sa nièce gémit et se met à pleurer en silence.
Je réfléchis.
« Je peux vous donner un médicament qui enlèvera la douleur, mais il pourrait aussi causer de la somnolence. » Je sors de la chambre et demande à l’infirmière d’installer une perfusion de benzo et de morphine. Je me demande comment les choses évolueront.
« Pouvez-vous fermer cet appareil? », demandet-il doucement tandis que la perfusion commence à s’écouler. « Je n’ai pas peur de la mort, mais cette machine me fait peur. »
Je ne sais pas comment procéder et au fond de moi, j’espère seulement qu’il n’y aura pas d’autres chocs. Puis je me dis qu’il vaudrait mieux endormir le patient, le placer sous anesthésie générale. Je lui explique ma décision, mais l’idée ne semble pas lui plaire. Je me rassois et nous continuons à parler. Je sens toutefois que l’atmosphère est plus tendue même si les effets de la sédation sont de plus en plus visibles.
Nous discutons pendant une quinzaine de minutes avant qu’un nouveau choc le secoue. Les médicaments n’en ont pas amorti les effets. La panique est palpable dans la chambre.
Je décide d’augmenter la dose et quitte la chambre brièvement. Je sens qu’une tempête se prépare. Je saisis le téléphone et compose le numéro d’un centre de soins tertiaires de la ville située à quelque deux heures d’avion. Je demande à parler à un membre du service des soins palliatifs et on transfère mon appel à l’infirmier. Lui non plus ne sait pas trop quoi faire. Il me dit qu’en général, les patients en phase palliative n’ont plus d’appareils. Il me conseille d’appeler le département de cardiologie.
Je joins le cardiologue de garde, qui semble perplexe.
« Wow, dit-il. Je n’ai jamais eu à traiter un tel cas. Avez-vous parlé au chirurgien? » Je lui explique qu’il n’y a pas de chirurgien là où je suis.
Il hésite.
« Vous pouvez neutraliser le défibrillateur avec un aimant. Mais ensuite, si le patient en a besoin et qu’il ne fonctionne pas, il mourra. Je le remercie de son aide et je raccroche. Un aimant.
Par miracle, il y a un aimant dans le département pour les patients qui ont un stimulateur cardiaque. L’infirmière me l’apporte. Le défibrillateur avait administré un autre choc pendant que j’étais au téléphone. J’entre dans la chambre. J’avais à peine commencé à expliquer que l’aimant pourrait neutraliser l’appareil qui se trouvait dans son corps lorsque le défibrillateur envoie un nouveau choc.
Il me regarde. Un regard que ne j’oublierai jamais Il était visiblement angoissé.
« Je vous en prie », dit-il d’une voix brisée. « Débranchez cette machine. »
« C’est une torture pour lui », ajoute sa femme en sanglots. En fait, tous les membres de sa famille étaient en larmes.
Je me penche sur lui et place l’aimant sur sa poitrine. Il me regarde avec un soulagement que je ne peux exprimer avec des mots. Pour une raison ou une autre, il me faisait entièrement confiance. Pourtant, je n’étais pas certain que l’aimant arrêterait le défibrillateur. Je sors de la chambre pour aller chercher un adhésif qui maintiendrait l’aimant en place. Je comptais rester avec l’homme pendant quelque temps. De retour dans la chambre, j’installe l’aimant sur sa poitrine. Sa femme est à mes côtés et lui caresse la main. Je peux sentir son souffle sur moi. Brusquement, l’homme se plie vers l’avant et un son étouffé s’échappe de sa bouche. Tout son corps tremble et il retombe inerte sur le lit. Son visage est complètement mauve. Sa langue pend sur le côté. C’est fini. Mes mains sont sur sa poitrine.
Je retiens son corps, puis je soutiens sa femme. Elle tremble de tous ses membres. Je ne sais pas ce que je peux faire de plus. Après quelques minutes, j’entends des pleurs tandis que des membres de sa famille entrent dans la chambre. Puis d’autres encore. La pièce devient tellement bondée que j’ai l’impression que tout le village s’y trouve. Et c’est probablement le cas.
J’avais dû manquer le cours qui nous enseignait comment réagir à ce genre de situation.
Après des heures passées à accueillir les membres de la communauté alors que s’entremêlaient les embrassades et les larmes, la tristesse et le calme, l’anxiété et l’agitation, je rentre chez moi. Mais je n’arrive pas à dormir et je ne peux pas m’empêcher de penser. Je renonce finalement au sommeil. Je quitte la maison et monte dans mon camion. Je prends la route de gravier et roule droit devant moi. Alors que le soleil se lève audessus des montagnes, je dévale le long d’un des chemins forestiers qui tracent un ruban dans les montagnes. J’ai l’impression que mon corps est chargé d’électricité.
Une danse avec les esprits a lieu deux jours plus tard. Pour la deuxième fois, j’assiste à son passage au monde des esprits.
Andrew Lodge MD
Lauréat du Prix AMS–Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale pour un récit rédigé par un résident en médecine familiale.
Dr Lodge est médecin de famille à Bella Coola, en Colombie-Britannique.