L’histoire
Patricia, directrice d’une régie régionale de la santé, venait de terminer une téléconférence avec le nouveau ministre de la Santé. Elle était préoccupée. Les médias critiquaient vivement le gouvernement provincial à la suite de décès dus à l’asthme de plusieurs enfants au cours des derniers mois. Le ministre avait décidé de faire de l’asthme une nouvelle priorité en matière de santé et, durant la téléconférence, il avait demandé à Patricia de mettre sur pied un projet expérimental de stratégie régionale de contrôle de l’asthme. Selon elle, il faudrait former un groupe d’experts pour planifier cette stratégie.
En l’espace de quelques heures, Patricia s’était vu offrir l’aide du chef de la pneumologie et de l’administrateur principal de l’hôpital régional. Par ailleurs, du côté de la pratique familiale, il y avait un vide. Elle connaissait bien quelques médecins de famille mais, au meilleur de sa connaissance, personne ne représentait les médecins de famille sur le plan régional. Si une stratégie était élaborée, elle se voyait déjà devoir rallier ellemême chaque médecin individuellement. Elle prit une profonde respiration. La journée serait longue.
Entre-temps, de l’autre côté de la ville, Marie, médecin de famille, venait de terminer son service à l’urgence. Quatre enfants s’étaient présentés souffrant d’asthme et aucun d’entre eux n’avait utilisé de médicaments de contrôle depuis la dernière admission. Deux d’entre eux n’avaient pas de médecin de famille et les 2 autres n’avaient pas pu obtenir de rendez-vous avec leur médecin durant le mois suivant la dernière admission. Elle avait rencontré quelques médecins partageant les mêmes préoccupations au sujet de l’asthme chez les enfants et se demandait ce qu’ils pourraient faire ensemble pour régler ce problème.
La réalité
Patricia et Marie travaillent au sein d’un système de santé dépourvu de relations organisées entre le gouvernement et les cliniciens de soins de santé primaires. Au cours de la dernière décennie, le système de soins de santé primaires au Canada a connu des changements considérables. De nouveaux modèles de soins interprofessionnels ont été mis à l’essai, on a instauré de nouveaux régimes de rémunération mixte et les pratiques ont commencé à utiliser des dossiers médicaux électroniques. Par contre, ces changements se sont limités aux patients appartenant à une pratique individuelle et aux praticiens dans ces cabinets. Les nouveaux modèles de soins ont eu une influence minime sur l’intégration horizontale - le segment du système de santé qui assure des liens formels et informels entre les établissements de soins primaires (p. ex. cabinets ou pratiques) dans un district sanitaire donné1.
La fragmentation est devenue une caractéristique des soins primaires au Canada. Même si certains médecins de soins primaires travaillent dans les hôpitaux, les autres travaillent au sein d’organismes dans la collectivité et, plus particulièrement, en petites pratiques indépendantes. Les patients subissent les tests en double, les renseignements ne sont souvent pas accessibles au point de service2, et les pratiques ont rarement des interactions entre elles ou avec d’autres secteurs de la santé - même confrontées aux mêmes problèmes. La confiance à l’endroit de la capacité du Canada de savoir répondre à une nouvelle épidémie de grippe se détériore lorsqu’on pense aux relations fragiles entre les soins primaires et la santé publique3. L’absence d’une infrastructure stable de soins primaires signifie qu’il faut trouver une solution temporaire à chaque nouveau défi qui se présente dans les soins de santé
L’expérience dans d’autres pays
Les problèmes de Patricia et de Marie ne seraient pas aussi complexes si elles travaillaient au Royaume-Uni, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Au cours des 2 dernières décennies, ces pays ont eu recours aux organismes de soins primaires (OSP) pour transformer le milieu des soins primaires. On définit ces OSP comme des organisations qui cherchent à accroître l’influence des professionnels des soins primaires, en particulier des omnipraticiens, dans la planification de la santé et l’attribution des ressources4.
Même si les objectifs des OSP varient, ils aspirent fondamentalement à établir des liens entre les activités sur le plan micro (soins cliniques dispensés par des professionnels individuels) et le plan macro (systèmes responsables des politiques, du financement et de l’infrastructure) de la prestation des soins5. Les OSP sont présents sous diverses formes dans chaque pays, mais ils ont en commun certaines caractéristiques:
Les organismes de soins primaires sont différents des organisations professionnelles et sont principalement financés par les gouvernements.
Ils sont structurés sur le plan régional et sont responsables de répondre à la fois aux besoins de la collectivité et à ceux des cliniciens de soins primaires.
Ils assument une certaine responsabilité pour l’accès, la qualité des soins et la coordination des activités de soins primaires au sein d’une région donnée6.
En Australie, on désigne les OSP sous le nom de divisions de pratique générale. Ces corporations sans but lucratif, financées par le gouvernement, ont été créées dans les années 1990 à la suite d’une entente entre le gouvernement fédéral, l’Australian Medical Association et le Royal Australian College of General Practitioners. Les divisions sont conçues pour soutenir les pratiques générales dans le but d’offrir un meilleur accès et une plus gran;de qualité de soins aux collectivités6. Elles sont régies par un conseil d’administration (principalement des omnipraticiens) et administrées par un personnel non médical. Les divisions n’ont pas de rôle clinique, mais elles fournissent du soutien infrastructurel aux pratiques dans leurs régions respectives. C’est par leur entremise que les initiatives en santé publique et populationnelle peuvent se traduire en soins primaires5.
Même si les OSP ont émergé spontanément en Nouvelle-Zélande durant les années 19907, on a instauré une stratégie nationale en matière de soins primaires, suivie de l’implantation d’organismes de santé primaire, à large représentativité, régis par la collectivité, dans toutes les régions du pays. Au contraire de la pratique en Australie, les patients s’inscrivent à leur organisme de santé primaire par l’intermédiaire des cliniques locales d’omnipraticiens; l’organisme est responsable en retour de s’occuper du développement des soins primaires et des fonctions de santé publique sur le plan local. Administrés dans le contexte des activités des régies de santé de district, les organismes de santé primaire sont explicitement tenus d’inclure un large groupe de professionnels de la santé dans les décisions, et de se concentrer sur l’accès, les soins aux groupes défavorisés et la santé de la population8.
En Angleterre, les fiducies de soins primaires représentent une composante importante du Service national de la santé. Leur participation à la planification sur le plan local, au développement des soins primaires, et à une gamme d’achats de soins secondaires et tertiaires7 leur confère un mandat plus vaste que celui des divisions en Australie ou des organismes de santé publique en Nouvelle-Zélande9. Les fiducies de soins primaires sont responsables de la fourniture des soins primaires, de l’obtention des soins secondaires, et de la prestation des services de santé publique et communautaire à des populations de patients allant jusqu’à 250 000 personnes. Elles évaluent les besoins locaux et sont responsables de surveiller étroitement l’accès aux services de soins primaires et leur intégration10.
Les avantages des OSP
Les activités de ces trois types d’OSP sont différentes, mais tous ces organismes offrent une infrastructure qui n’existe pas dans les soins primaires canadiens. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ont trouvé des façons de faire des OSP un instrument fondamental dans les politiques en matière de santé et en gestion7, tout en assurant une participation substantielle et la satisfaction des médecins. L’accès s’est amélioré, en particulier après les heures normales, et les OSP ont été les catalyseurs d’approches novatrices en soins intermédiaires11,12. Ils ont contribué à optimiser l’utilisation des dossiers médicaux électroniques et ont facilité des activités d’assurance de la qualité associées à la prévention et à la prise en charge des maladies chroniques12. Il a même été démontré que leur établissement (au moins au Royaume-Uni) est relié à des réductions dans les coûts des diagnostics et des ordonnances7.
L’intégration des soins primaires canadiens
Nous croyons qu’il est temps de tirer des leçons des expériences vécues à l’étranger et de commencer à élaborer des OSP dans toutes les provinces canadiennes. Leurs activités devraient concorder avec les priorités gouvernementales, mais être suffisamment flexibles pour répondre aux besoins régionaux et locaux. Il y a certains exemples initiaux de mouvement vers l’intégration dans le système canadien des soins primaires. L’Alberta a instauré des réseaux de soins primaires13 et la Colombie-Britannique a annoncé la création de 3 prototypes de divisions14. Au Québec, des réseaux regroupant certains modèles de prestation des soins primaires au niveau régional sont en train de se former15.
Étant donné le mouvement vers la prestation interprofessionnelle des soins de santé dans d’autres segments du système de santé canadien, les OSP au Canada devraient chercher activement à intégrer les professionnels des soins primaires non médecins. Il serait plus facile d’avoir une approche en collaboration si la composition de l’organisme se fondait sur une représentation de la pratique plutôt que sur des professionnels à titre individuel. La gouvernance pourrait ressembler aux modèles utilisés dans les hôpitaux au pays: un conseil d’administration composé de cliniciens de soins primaires ainsi que de consommateurs de soins de santé, sous la direction d’un président-directeur général, appuyés par un personnel de soutien. Selon l’expérience à l’étranger, il peut être utile de mettre à l’essai le processus dans une petite région seulement avant de le déployer à plus vaste échelle.
Une implantation générale des OSP exigerait du financement provincial en fonction de la population de patients, de la ruralité et, peut-être, de la proportion de patients désavantagés dans la région. Il faudrait que le financement soit prévisible, relié aux besoins de la collectivité et suffisant pour couvrir les dépenses d’administration et le déroulement des activités. Sur le plan de la structure, les limites géographiques des OSP devraient être les mêmes que celles des régies régionales de la santé. Cette initiative bénéficierait d’un engagement à la soutenir de la part, du Collège des médecins de famille du Canada et de l’Association médicale canadienne, à tout le moins. On devrait aussi chercher à obtenir l’aval de l’Association des infirmières et des infirmiers du Canada ainsi que des principaux groupes de professionnels des soins primaires.
Les défis
Un médecin de famille canadien qui lit ce commentaire pourrait très bien se poser la question: « Combien d’autres changements suis-je encore capable de supporter? » Les organismes de soins primaires représentent toute une entreprise et ils ont des répercussions considérables. Leur instauration ne s’est pas toujours réalisée facilement: au tout début, l’implantation des divisions de pratique générale en Australie était plutôt difficile à promouvoir, mais dès 2007, 86 % des omnipraticiens du pays en étaient membres et ont rapidement été rejoints par une proportion grandissante de non-médecins5.
Avant tout, les OSP en Australie ont toujours eu une capacité à long terme de rémunérer les omnipraticiens à un tarif professionnel convenu pour le temps passé à l’extérieur de leur bureau afin d’assister aux réunions et d’accomplir d’autres travaux. En définitive, le nombre d’heures de consultation « perdues » a été compensé par l’efficacité accrue découlant du travail en collaboration, le soutien administratif fourni aux pratiques individuelles, la liaison entre hôpitaux et médecins et des approches novatrices pour l’accès après les heures normales.
L’implantation d’organismes de soins professionnels peut entraîner une réévaluation des activités de base des grandes organisations médicales provinciales ou nationales16. Grâce à la présence de tels processus, les collèges professionnels (comme le Collège des médecins de famille du Canada) pourraient en venir à se concentrer entièrement sur l’établissement de normes d’éducation; les universités pourraient se concentrer sur l’enseignement et la recherche; et les autres organisations professionnelles (comme l’Association médicale canadienne) pourraient exercer davantage un rôle industriel et de représentation. Ces organisations professionnelles auront aussi un rôle important à jouer dans cette initiative en apportant leur contribution et leur soutien aux changements nécessaires pour intégrer efficacement les soins primaires dans l’ensemble du système de santé.
Conclusion
En dépit des défis évidents, nous croyons qu’une implantation efficace d’OSP au Canada changerait la route cahoteuse des communications entre les soins primaires et le reste du système de santé en autoroute à 4 voies. Les organismes de soins primaires pourraient procurer un soutien organisationnel précieux aux pratiques isolées de soins primaires. Ils rendraient les régies régionales de la santé plus fonctionnelles et, avant tout, pourraient miser sur la sagesse collective des divers professionnels des soins primaires dans les décisions importantes concernant les enjeux en matière de soins de santé4.
Footnotes
This article is also in English on page 216.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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