La gérante de l'épicerie locale peut déterminer instantanément combien de livres de pommes Ida Red il lui reste sur les tablettes, la date de péremption de tout carton de lait de soja, le montant total contenu dans les caisses enregistreuses et la valeur en dollars des pains non vendus qui seront distribués le soir même à la banque d'aliments locale. Son meilleur ami, médecin, ne sait pas si le patient âgé qu'il reçoit à son bureau a eu une radiographie pulmonaire hier soir lorsqu'il s'est rendu à l'urgence, s'il a subi des tests — et encore moins quels sont leurs résultats — ou si on lui a prescrit des médicaments, et de quel type et dose. Le patient se rappelle avoir eu une radiographie, mais n'en connaÎt pas les résultats, et il se souvient à peine avoir subi des tests et reçu des médicaments. Ni le patient ni le médecin ne connaissent la date de la dernière consultation en cardiologie du patient ou se rappellent spontanément si le patient a reçu ses vaccins contre la grippe et le pneumocoque l'année dernière. La consultation clinique reste en suspens pendant que le médecin épluche un énorme dossier papier aux notes à peine lisibles.
Pourquoi le dossier médical électronique n'a-t-il pas remplacé le dossier papier encombrant les bureaux et les hôpitaux du pays? Un sondage réalisé récemment aux États-Unis a révélé que 84 % des médecins n'ont pas suffisamment d'accès électronique aux dossiers de leurs patients pour produire une liste de ceux-ci en fonction des médicaments qu'ils prennent1, ce qui est utile lorsque les organismes de réglementation diffusent des avertissements aux médecins.
Décrivant ce qui les a poussés à passer à l'ère électronique, quatre médecins d'une petite pratique collective de Philadelphie ont expliqué qu'ils espéraient, grâce aux dossiers médicaux électroniques, éliminer ou réduire «les processus répétitifs frustrants (comme les renouvellements d'ordonnance) et éliminer en grande partie des lacunes persistantes de notre réponse aux attentes des patients (comme un d'entre nous qui ne savait pas ce qu'un autre avait dit la veille à un patient au téléphone)»2. Ils souhaitaient aussi se préparer à travailler dans un système de santé de l'avenir où la rémunération des services serait fondée sur le rendement, y compris les évaluations de routine de la qualité des soins.
Deux grandes exigences président à la mise en place d'un système de dossier de santé électronique. Tout d'abord, sur le plan fonctionnel, le système doit pouvoir trier et extraire des renseignements essentiels, ce qui comprend l'entreposage des dossiers de patients à la fois à l'hôpital et au bureau, les résultats de tests de laboratoire et d'imagerie diagnostique, le suivi des ordonnances des médecins, l'application des ordonnances électroniques, la protection des messages électroniques verbaux et écrits et l'exécution de fonctions administratives comme la présentation de demandes de paiement, la tenue de rendez-vous et l'exécution de vérifications de routine de la qualité des soins. Deuxièmement, un système d'information sur la santé doit permettre une communication facile (interexploitabilité) entre les prestateurs de soins afin que les renseignements sur les patients puissent être partagés et utilisés en temps réel. Les systèmes doivent être protégés et robustes afin que les patients et les médecins soient convaincus que la confidentialité des patients est garantie.
Comme l'indiquent les médecins de Philadelphie, le soin des patients s'améliore et la frustration que causent aux médecins des tâches répétitives et ennuyeuses comme le renouvellement d'ordonnances et le repérage de résultats d'examens diminuent, du moins après la première phase stressante de mise en œuvre.
Il y a toutefois des obstacles importants à l'adoption des dossiers et systèmes électroniques de soin des patients. Le plus important est peut-être le fait que ce sont les assureurs et non les médecins prestateurs qui profitent du rendement financier inhérent qui découle d'une plus grande efficience (p. ex., la réduction du nombre d'examens de laboratoire et de radiographies en double). Il y a d'autres obstacles comme les investissements importants, la qualité et l'espérance de vie variables et non vérifiées des fournisseurs (de nombreuses petites entreprises offrent les services) et la qualité médiocre des produits qui, souvent, ne sont pas personnalisés en fonction des besoins de la pratique. Il y a aussi des problèmes inhérents causés par l'absence d'interexploitabilité entre des pratiques, des hôpitaux et des laboratoires qui fonctionnent presque toujours entièrement indépendamment les uns des autres.
Si la mise en œuvre est confiée uniquement aux prestateurs de soins, les dossiers de santé électroniques n'existeront alors jamais. Les gouvernements ont un rôle à jouer en faisant preuve de leadership et en supprimant les obstacles financiers qui imposent le fardeau presque exclusivement aux fournisseurs de soins de santé. Aux États-Unis, on estime qu'un investissement supplémentaire de 400 milliards de dollars US s'impose pour créer un dossier de santé électronique axé sur les patients qui répondrait aux normes minimales de fonctionnalité et d'interexploitabilité3. Si l'on suppose que les mêmes normes s'appliqueraient au Canada, un investissement supplémentaire de 18,7 milliards de dollars canadiens s'impose. L'Inforoute Santé, que Santé Canada a établie pour promouvoir la mise en œuvre du dossier de santé électronique, recevra environ 200 millions de dollars par année au cours des quatre prochaines années, ce qui est loin du montant dont nous avons besoin, même si les provinces en investissent autant.
Comme l'accès à l'information sur la santé des patients, en temps réel et par des fournisseurs différents, constitue l'élément central d'un dossier de santé électronique, il est indispensable que le financement nécessaire à l'adoption de cette technologie soit fourni simultanément aux hôpitaux, aux cliniques, aux pharmaciens et aux autres prestateurs de soins, y compris les cabinets des médecins traitants. Il s'agit là d'un rôle fédéral qui exigera un investissement beaucoup plus considérable que celui qui s'annonce. — JAMC
Références
- 1.Audet AM, Doty MM, Shamasdin J, Schoenbaum SC. Measure, learn, and improve: physicians' involvement in quality improvement. Health Affairs 2005;24(3):843-53. [DOI] [PubMed]
- 2.Baron RJ, Fabens EL, Schiffman M, Wolf E. Electronic health records: Just around the corner? Or over the cliff? Ann Intern Med 2005;143(3):222-6. [DOI] [PubMed]
- 3.Kaushal R, Blumenthal D, Poon EG, Jha AK, Franz C, Middleton B, et al. The costs of a national health information network. Ann Intern Med 2005;143(3):165-73. [DOI] [PubMed]