Dans ce numéro, nous attirons votre attention sur un dispositif médical nouveau et de plus en plus populaire : le pistolet taser.
Il pourra vous sembler bizarre d'entendre parler du taser comme appareil médical. Vous connaissez probablement mieux le taser comme outil servant à maîtriser les criminels et à protéger la vie des membres des forces de l'ordre1 ou comme arme parfois mortelle et qu'on utilise sans aucun souci de la sécurité publique2 : tout dépend de votre point de vue. Ce sont probablement les médias, avec leur habitude agaçante d'annoncer à cor et à cri la mort d'une personne atteinte par un taser, qui ont imposé ce dernier point de vue à la société. En fait, les reportages ont documenté jusqu'à maintenant plus de 300 décès de cette nature (dont 20 au Canada)3,4. Les critiques affirment que le taser est trop dangereux, qu'il est urgent d'effectuer des études indépendantes pour en évaluer la sécurité et qu'il faut en suspendre temporairement l'utilisation2–4.
Heureusement, si vous souhaitez qu'on vous rassure en affirmant que le taser est en réalité la plus belle invention depuis le poivre de Cayenne (autre arme que la médecine s'est appropriée maintenant qu'on utilise la crème de capsaïcine comme analgésique topique), il vous sera facile de trouver du réconfort. En effet, même si l'on a démontré scientifiquement les effets parfois mortels du taser sur les animaux et sur les êtres humains (voir la synthèse de Nanthakumar et ses collaborateurs dans ce numéro5), des preuves circonstancielles écrasantes et une certaine vidéo notoire tournée dans un aéroport pourraient porter à croire que le taser est parfaitement sécuritaire et n'a jamais, au grand jamais, tué personne. Nous le savons parce que TASER International, fabricant du pistolet taser le plus vendu sur le marché, affirme que «la décharge du taser ne peut stopper le cœur6»). Et TASER International est une entreprise honorable (et très rentable depuis presque ses tout débuts).
Si honorable en fait qu'elle a commandité des recherches pour prouver la sécurité du taser. Elle a d'ailleurs commandité à peu près toutes ces recherches7. De plus, l'entreprise paie des experts qui sillonnent l'Amérique du Nord, et propagent la bonne nouvelle sur la sécurité du taser et corrigent toute conception erronée pouvant découler d'événements comme la mort d'un suspect sous la garde des forces de l'ordre ou d'immigrants à l'aéroport de Vancouver8. Elle a même installé des kiosques de démonstration où, comme dans un sport extrême bizarre, les gens font la queue pour se soumettre volontairement à un choc de taser9. Il convient de signaler que l'on frappe presque toujours les volontaires dans le dos et non à la poitrine où les électrodes pourraient croiser le cœur, et que les volontaires ne subissent pas les chocs répétés et soutenus souvent administrés sur le terrain (caractéristique qui a incité les Nations Unies à classer le taser comme forme de torture10).
TASER International semble attirer la loyauté. Les publications scientifiques témoignent d'un petit groupe de chercheurs déterminés qui écrivent avec diligence aux journaux pour signaler les lacunes des études indiquant que le taser peut causer préjudice. Malheureusement, certains de ces chercheurs oublient à l'occasion de mentionner qu'ils participent aux travaux du conseil consultatif médical de TASER International, ou qu'ils siègent à son conseil d'administration11,12. TASER International va même parfois plus loin, jusqu'à poursuivre un chercheur parce qu'il a publié des résultats scientifiques critiquant le taser dans un journal révisé par les pairs, et un médecin légiste qui aurait commis «l'erreur» d'indiquer sur un certificat de décès l'exposition au taser comme cause du décès13. Évidemment, personne n'est mieux placé pour dire à un médecin qualifié, à un coroner ou à un spécialiste de la pathologie médicolégale comment déterminer la cause du décès que les conseillers d'une entreprise ayant un intérêt acquis dans l'appareil visé par les critiques. Cette mesure audacieuse annonce une nouvelle ère médicolégale : on peut maintenant intenter des poursuites contre les médecins non seulement parce qu'ils ont prodigué de mauvais soins, mais aussi parce qu'ils ont de mauvaises opinions.
Cette diligence a permis de maintenir la bonne réputation du taser, que les forces de l'ordre du monde entier adoptent de plus en plus. Aux États-Unis, où chacun peut se prévaloir du droit de porter une arme que lui confère le deuxième amendement, les modèles commerciaux les plus récents de taser sont offerts en motifs très mode de léopard ou de camouflage.
Or, il semble maintenant que ce soit le tour de la médecine. En effet, l'entreprise et les experts à son service ont réussi à expliquer pourquoi tant de gens semblent mourir après avoir subi un choc de taser, sans que ce soit aucunement la faute du pistolet. Ils nous ont appris qu'il existait un nouveau trouble appelé «délire d'excitation». Comme on le signalait récemment dans le JAMC 14, ce trouble qui n'existe pas officiellement comme problème clinique reconnu (parce qu'on ne le retrouve pas dans la classification du DSM-IV), soulève des discussions animées chaque fois qu'il est question du taser. Le message à ne pas oublier, c'est que le taser ne tue pas : c'est le délire d'excitation qui tue. Seuls des cyniques signaleraient que le taser semble néanmoins constituer le principal facteur de risque associé à la mort subite attribuable au délire d'excitation, ce qui laisse entendre qu'il pourrait y avoir une solution à ce problème de plus en plus prévalent et mortel, si la société acceptait une mesure draconienne : interdire le taser.
Néanmoins, des documents de formation d'organismes d'application de la loi affirment que le délire d'excitation constitue de fait une indication pour l'utilisation du taser15 — position approuvée par le fabricant. Comme cela semble indiquer que l'on recommande le taser comme traitement d'un problème médical, nous en déduisons qu'il est considéré comme un appareil médical. Nous avons maintenant une mauvaise nouvelle pour le fabricant. Pour que l'utilisation en soit approuvée, les appareils médicaux doivent satisfaire à des normes scientifiques rigoureuses et être soumis à des études cliniques. Cette mesure vise à protéger le public contre les appareils médicaux non sécuritaires. Heureusement pour TASER International, il n'existe pas de normes scientifiques rigoureuses semblables imposées pour protéger le public contre des instruments d'application de la loi possiblement dangereux. On peut donc utiliser le taser en toute liberté sur n'importe qui, le public étant protégé par le solide jugement des forces de l'ordre (et aux États-Unis, par le jugement sain de la plupart des adultes qui ont les moyens de s'acheter un taser).
Pour éviter d'exclure les professionnels de la santé de l'utilisation de ce moyen de traitement excitant, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) devraient peut-être lancer une demande de propositions de recherche sur le taser. Une étude randomisée de l'utilisation du taser contre le délire d'excitation semblerait constituer un point de départ logique, mais comme il n'y a pas de définition de cas acceptée pour ce problème, il faudrait peut-être se contenter d'une étude sur le délire ordinaire. À ceux qu'une telle étude pourrait préoccuper sur le plan de l'éthique, nous signalons qu'il est déjà connu qu'une stratégie de prise en charge actuellement populaire dans ce contexte, soit l'utilisation des antipsychotiques pour des indications non conformes, augmente le risque de décès16; on pourrait donc soutenir qu'il existe une équipollence clinique quant à savoir si le taser constituerait une intervention plus sécuritaire et plus efficace. L'urgence pourrait constituer un environnement plus sécuritaire où étudier le taser parce que, curieusement, les patients semblent rarement mourir de délire d'excitation à l'urgence, et que la présence d'un défibrillateur réconforte les médecins.
D'autre part, les IRSC devraient peut-être lancer un différent type d'appel. Ils pourraient commencer par reconnaître que les décès reliés à l'utilisation du taser font de la sécurité de ces pistolets une question de santé publique. Pour régler la question, il faudrait donc effectuer des recherches nouvelles et indépendantes, tant épidémiologiques que biologiques, sur la question de savoir si le taser peut tuer. On pourrait aussi obliger les corps policiers à ouvrir leurs bases de données sur l'utilisation du taser pour les soumettre à une analyse indépendante, suivant le principe que même si elle est plausible, l'affirmation selon laquelle le taser a sauvé la vie aussi bien de policiers que de suspects doit être prouvée et non simplement affirmée comme fait. Nous imaginons que pour TASER International, une telle recherche pourrait sembler inutile et pédante. Nous sommes désolés, mais en fin de compte, nous sommes habitués à réfléchir comme des médecins et des scientifiques préoccupés par la santé qui préfèrent réunir et analyser les faits au lieu de succomber aux affirmations flagrantes d'une grande entreprise qui a prouvé qu'elle était prête à étouffer tout message susceptible de nuire à son bilan.
Matthew B. Stanbrook MD PhD Rédacteur adjoint, Sciences JAMC
Footnotes
Publié sur www.cmaj.ca le 1 mai 2008.
Avec l'équipe de rédaction de l'éditorial (Paul C. Hébert MD MHSc, Rajendra Kale MD, Barbara Sibbald BJ, Ken Flegel MDCM MSc, Noni MacDonald MD MSc).
Intérêts concurrents : Voir www.cmaj.ca/misc/edboard.shtml
RÉFÉRENCES
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- 3.Amnesty International renouvelle son appel en faveur d'une suspension de l'usage de pistolets taser par la police après la mort d'un homme dans un aéroport [communiqué]. Ottawa (Ont.) : Amnesty International Canada; 2007. Disponible : www.amnesty.ca/resource_centre/news/view.php?load=arcview&article=4117&c=Resource+Centre+News (consulté le 15 avril 2008).
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