Et si, au lieu de chercher la fontaine de Jouvence, on trouvait le moyen d’établir les bases de la santé tout au long la vie? Un moyen qui permettrait de corriger la plus grande partie de l’inégalité en l’espace d’une génération, afin que les enfants défavorisés s’en tirent aussi bien que ceux des groupes aux revenus plus élevés (1). À quelle vitesse et avec quelle fermeté modifieriez-vous votre pratique pour intégrer une telle intervention?
Il n’est pas question d’un vaccin, d’une prescription ou d’un supplément alimentaire, mais plutôt d’une série de comportements cliniques en appui à un développement de la petite enfance positif, qui peuvent favoriser la santé des patients et des familles pendant des décennies. Si elle était généralisée, une nouvelle approche pourrait avoir des conséquences importantes, à la fois sur la santé individuelle et sur celle de la population, en réduisant l’incidence et le fardeau des maladies chroniques et des invalidités évitables (2).
Combien de temps les enfants devraient-ils attendre pour que les données scientifiques se transforment en activités cliniques?
Dans la pratique, nous serons nombreux á devoir modifier fondamentalement notre manière d’aborder notre travail. Dans les soins aux jeunes enfants, nous devons nous percevoir à la fois comme des diagnosticiens et comme des facilitateurs d’une bonne santé. La science démontre que les expériences de la petite enfance sont inscrites dans notre corps, pour le meilleur et pour le pire (3,4). Les données probantes s’accumulent pour confirmer que, si on veut assurer l’épanouissement des enfants, il faut surveiller et promouvoir activement des comportements propices à un sain développement sur tous les plans, tant physique, cognitif, affectif, comportemental que social.
Les pédiatres et les médecins de famille ont des contacts fréquents et étroits avec les parents et les enfants pendant une période de la vie oú les influences environnementales jouent un plus grand rôle qu’à tout autre moment. Les expériences et les environnements de la petite enfance « s’imprègnent en nous » et forment l’architecture du cerveau qui, lui, influe sur le développement des systèmes neuroendocrinien, cardiovasculaire et autres. Ce développement a une incidence sur les capacités des enfants à apprendre, à avoir de l’empathie, à socialiser et à s’autoréguler (5).
On comprend désormais beaucoup mieux l’énorme effet du stress sur le corps en développement des enfants. Avec le soutien d’adultes empathiques, chaleureux et attentifs, les enfants peuvent s’adapter et apprendre à affronter un stress « tolérable » (comme une maladie ou la perte d’un être cher). Malheureusement, certains enfants vivent un stress imprévisible, chronique et intense, parfois désigné de stress « toxique », sans pouvoir s’appuyer sur la protection de relations solides et valorisantes. Cette expérience exerce une influence sur la réponse du corps au stress. Une dévalorisation chronique pendant l’enfance peut susciter des comportements à risque (hyperphagie, tabagisme, activités sexuelles précoces) et des problèmes scolaires (mauvais résultats scolaires, absentéisme) (2,6). Les études sur la santé des adultes démontrent désormais clairement que les problèmes présents dans l’environnement pendant la petite enfance accroissent la vulnérabilité à toute une série de maladies physiques à l’âge adulte, y compris l’obésité, l’hypertension, la dépression, les cardiopathies et le diabète (2,7).
Des études récentes décrivent en quoi les premières expériences peuvent bel et bien modifier l’expression génétique, soit de manière négative (en cas de stress toxique, par exemple), soit de manière positive (une relation attentive stable peut protéger contre les dangers) (8). Un stress omniprésent peut imprimer une « signature » génétique sur les enfants, qui les rendra vulnérables sur le plan du développement et les lancera sur une voie qui exigera un énorme investissement en ressources afin d’être modifiée.
Des relations positives peuvent contribuer à protéger les enfants des effets à long terme de l’adversité chronique. L’attachement (le lien affectif profond qui se forme lorsqu’une personne responsable de l’enfant réagit de manière prévisible et chaleureuse à un bébé irritable ou malade) est essentiel à la santé affective des enfants et à leurs perspectives à long terme. Un attachement sain ou sécuritaire dépend d’adultes en mesure de fournir le type de soutien indéfectible et constant dont les bébés et les enfants ont besoin (9). Les parents qui sont dépressifs ou stressés éprouveront de la difficulté à répondre avec constance à leur bébé, de manière à promouvoir un attachement sain (10,11).
En qualité de médecins, nous sommes en position idéale pour soutenir les parents et influer sur le développement de l’enfant de manière positive. Pour y parvenir, nous pouvons observer les parents et leur bébé pour évaluer la relation et leur attachement l’un pour l’autre (12), promouvoir l’alphabétisation (13), orienter les parents vers des ressources de la petite enfance dans leur collectivité, parler de développement de l’enfant et de la manière de le valoriser, dépister les troubles de santé mentale chez les parents, tels que la dépression, l’anxiété et la consommation de drogues ou d’alcool, et intervenir rapidement lorsque nous craignons des problèmes. Nous pouvons parler du modèle puissant que constituent les parents et être sensibles à la santé globale de la famille.
Chaque visite de santé préventive pendant la petite enfance est une occasion d’aider les parents à créer le type d’environnements encourageants qui contribuent à la santé et au développement de l’enfant. Individuellement, les cliniciens ne peuvent pas empêcher la pauvreté, trouver des emplois plus lucratifs aux parents ou améliorer le logement du patient. Ils peuvent toutefois contribuer à renforcer les ressources, les connaissances et la confiance des parents pour qu’ils puissent valoriser leurs enfants et les protéger des effets négatifs du stress (6).
Nous pouvons également nous assurer d’intervenir le plus tôt possible auprès des enfants qui font face à une importante adversité, car chaque moment compte. Le cerveau du bébé n’arrête pas de se développer pendant qu’on attend des ressources. On ne sait pas ce qui constitue un niveau tolérable de stress pour les enfants, mais on sait que des situations extrêmes nuisent à un sain développement. Nous devons être très à l’affût des enfants qui vivent des situations extrêmes, qu’il s’agisse d’abus, de négligence, d’intenses conflits familiaux ou de violence familiale, et faire en sorte qu’ils reçoivent de l’aide.
Le Canada est l’un des signataires de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (15), et les médecins d’ici sont des chefs de file pour transmettre le point de vue des droits en pédiatrie et en médecine de famille. Nous devrions connaître nos engagements en vertu de la Convention et en tirer profit pour étayer la pratique clinique. Le droit des enfants à grandir dans un environnement qui favorise l’évolution de leurs capacités, le droit de jouer et de participer aux décisions qui les touchent ainsi que le droit d’être protégés de la discrimination s’ils ont des vulnérabilités particulières ont tous des conséquences tangibles pour la pratique et les conseils préventifs.
Nous savons qu’il existe un lien entre la situation socioéconomique (SSE) et la santé. Il existe un lien similaire avec le développement de l’enfant. Les enfants dont la SSE est au seuil inférieur, mesuré d’après le revenu et la scolarité de leurs parents et d’après leur milieu de vie, risquent davantage d’être considérés comme vulnérables dans au moins l’un des cinq domaines du développement essentiels à l’épanouissement des enfants. Il est tentant de se concentrer seulement sur les enfants vulnérables provenant des seuils inférieurs de la SSE, puisque la pauvreté en elle-même représente un facteur de risque marquant. Toutefois, puisque la plupart des enfants se situent dans une SSE moyenne, c’est là où se trouve le plus grand nombre d’enfants vulnérables sur le plan du développement. Pour accroître les chances de tous les enfants, il faut adopter des interventions qui touchent tous les enfants. En adoptant ce qu’on appelle une « universalité proportionnelle », on peut adapter les grandes approches pour les enfants qui sont particulièrement défavorisés, afin que tous les enfants reçoivent ce dont ils ont besoin (14).
Certains territoires de compétence proposent des mesures incitatives supplémentaires pour s’assurer que les médecins prennent le temps d’effectuer ce travail important. Ainsi, l’Ontario fait du bilan de santé à 18 mois un élément central du développement de l’enfant et de la santé familiale (16). La visite améliorée pour laquelle a opté la province fait appel à un questionnaire du développement standardisé et à un guide de supervision de la santé fondé sur des données probantes et exige des médecins qu’ils fassent la promotion directe de l’alphabétisation et qu’ils orientent toutes les familles vers des ressources communautaires. Elle inclut également un nouveau code d’honoraires qui tient compte des heures supplémentaires exigées et qui favorise une meilleure compliance de la part des médecins. La Société canadienne de pédiatrie recommande que l’ensemble des provinces et des territoires adopte une telle approche, également soutenue par le Collège des médecins de famille du Canada (17).
Bien sûr, le bilan de santé à 18 mois se limite à un simple échange. Nous avons besoin de changements systémiques pour permettre aux professionnels de la santé de promouvoir la santé développementale des enfants tout au long de la petite enfance. Pour parvenir à des améliorations substantielles et à long terme en santé de la population, il ne faut pas se contenter de modifier la pratique clinique. Conjointement avec les nombreux autres professionnels qui s’intéressent au développement sain des enfants, nous devons unir nos voix courageusement dans nos communautés. Nous devons nous exprimer individuellement et collectivement pour convaincre les décideurs et les élus que du temps et de l’argent investis dans la petite enfance s’apparentent à une mesure de santé préventive qui s’associera à des gains économiques remarquables pour l’avenir (18,19).
Le Canada a besoin de politiques publiques qui accordent la priorité aux jeunes enfants et aux familles et qui soutiennent leur développement, stimulent la création d’environnements soutenants et contribuent à renforcer des relations qui protègent les enfants de l’adversité. Il est essentiel d’offrir un soutien aux parents et aux enfants, de la période prénatale jusqu’à la fin de petite enfance. Nous avons besoin d’une collaboration interdisciplinaire et d’un dialogue entre les milieux de garde, de la médecine, de l’aide sociale, de l’éducation et des municipalités (qui exploitent des services comme les loisirs et les bibliothèques). Les cliniciens doivent continuer d’exercer des pressions pour obtenir de telles améliorations et informer les décideurs des effets à long terme des politiques familiales.
Entre-temps, en qualité de professionnels de la santé, nous avons un rôle énorme à jouer lors de nos contacts quotidiens avec les enfants et les familles, tant à titre de défenseurs que de point de liaison dans la collectivité. Il est temps de révéler à nos collègues du milieu médical et aux dirigeants communautaires un nouveau moyen de penser à la santé des enfants et de la famille. Si on ne le fait pas maintenant, quand le fera-t-on?
Acknowledgments
Le Collège des médecins de famille du Canada a révisé et avalisé le présent commentaire.
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