Elle avait 65 ans et n’avait rien de particulier sinon qu’elle venait souvent me voir pour divers maux et malaises: diabète, dyslipidémie, obésité, fibromyalgie, maladie cardiaque athérosclérotique, hypertension artérielle, maladie pulmonaire obstructive chronique, surinfections pulmonaires, reflux gastro-œsophagien, douleur chronique non cancéreuse, trouble anxieux, trouble bipolaire, ostéoporose. Le quotidien d’un médecin de famille, quoi! J’essayais de m’occuper d’elle du mieux que je le pouvais en l’écoutant, en l’encourageant, en lui donnant des conseils et en la référant au besoin. En accord avec les multiples recommandations et lignes directrices qui encadrent la pratique de la médecine familiale, je lui prescrivais tous les médicaments requis par son état.
Lui en avait 66 et n’avait rien de particulier non plus, sauf que ce matin-là, par une belle journée ensoleillée d’été, il décida d’aller prendre une marche. Fait anodin de la vie quotidienne, mais qui devait se révéler fatal.
Il était 8h30. Elle venait me voir pour faire remplir un formulaire de la Société de l’assurance automobile et venait d’emprunter le boulevard. Pour une raison qu’on ignore, l’automobile qu’elle conduisait a alors quitté la route pour franchir le terre-plein. Après l’avoir traversé, son véhicule alla frapper un panneau de signalisation puis, 18 mètres plus loin, frappa le piéton qui déambulait seul de l’autre côté de la rue, le projetant 9,5 mètres plus loin. Continuant sa course, le véhicule entra en contact avec un véhicule stationné près d’un commerce. Quelque 8 mètres plus loin, la conductrice appliqua les freins.
Il fut immédiatement transporté à l’hôpital. À son arrivée, à l’urgence, il était déjà inconscient. Il fut intubé et ventilé, des bolus de salin et deux culots sanguins lui furent administrés. Des scans révélèrent une hémorragie intracrânienne avec inondation ventriculaire, une fracture du maxillaire supérieur et de la première vertèbre dorsale, un pneumothorax droit avec contusion pulmonaire, un volet thoracique du côté droit avec fractures des premières côtes bilatéralement, une fracture de l’os iliaque et des rameaux pubiens supérieurs et inférieurs et une fracture de la quatrième vertèbre lombaire droite. On notait également des fractures aux membres inférieurs et supérieurs. Peu après, il tomba en dissociation électromécanique. Les manœuvres de réanimation furent infructueuses. Son décès fut constaté à 11h13.
L’expertise effectuée sur l’automobile de la conductrice ne décela aucune anomalie. La température au moment de l’accident était de 21°C, le temps ensoleillé, avec un vent de 7 km/h. La route était sèche et droite et la visibilité excellente. L’expert conclut que la collision ne pouvait être expliquée par l’environnement, la configuration des lieux, la température ni la condition du véhicule. Des témoins ont estimé la vitesse du véhicule impliqué à 40 à 50 km/h lors de l’impact, la vitesse permise dans ce secteur étant de 70 km/h. La conductrice niait avoir éprouvé un malaise mais se rappelait avoir vu le panneau de signalisation d’abord, puis la victime. Elle était venue immédiatement au secours de la victime après l’impact, semblait sous le choc, mais répondait adéquatement aux questions.
On classa l’affaire comme étant un accident. Bizarre d’accident ne trouvez-vous pas? Dans la petite ville où je travaille, et où tout se sait, on se demande encore comment une conductrice qui roule lentement, et qui n’a consommé aucune substance illicite ni pris d’alcool, dont l’auto est en parfaite condition, et qui ne n’éprouve aucun malaise, en arrive à traverser une route, de bord en bord, pour aller happer un innocent piéton qui marche de l’autre côté, par une belle matinée ensoleillée. Pour ma part, lorsque j’ai reçu le rapport du coroner qui soulignait que « la conductrice prenait 16 différents médicaments dont plusieurs pouvaient altérer les fonctions mentales », je me suis demandé si je n’y étais pas pour quelque chose. Le plus probable est qu’elle se soit tout simplement endormie au volant et ne se soit réveillée qu’après l’impact, comme en font foi les traces de freinage.
Les médicaments que je lui prescrivais y étaient-ils pour quelque chose? Évidemment, je ne suis pas le seul à tant prescrire; la plupart d’entre nous prescrivons souvent un nombre impressionnant de médicaments. La question ici n’est pas de nous blâmer; nous ne faisons que suivre ce que l’on nous recommande de faire. Tous ces médicaments sont habituellement requis et justifiés; à tout le moins, chacun d’eux pris individuellement pour l’indication pour laquelle il est reconnu. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’ils sont tous pris ensemble, même si aucune interaction médicamenteuse n’est notée1–4?
Se pourrait-il que prescrire 16 médicaments puisse être fatal à un homme parti prendre une marche après le déjeuner? Se pourrait-il que parfois nous en fassions trop?
Le Médecin de famille canadien lance « Primum non nocere ». Cette chronique porte sur les soins de santé qui apparaissent excessifs ou non nécessaires en médecine familiale. Si vous avez le goût d’y participer, nous vous invitons à parcourir les consignes à l’intention des auteurs (www.cfp.ca). Les sujets peuvent être de nature médicale, éthique ou reliés à des politiques de santé, mais doivent être reliés à l’exercice de la médecine familiale.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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