La fragilité est un syndrome multidimensionnel caractérisé par une perte de réserves (énergie, capacités physiques, cognition, santé) qui donne lieu à la vulnérabilité1. Les aînés plus jeunes, en règle générale, ne sont pas frêles. De fait, les aînés canadiens de 65 à 75 ans signalent des limitations à leurs activités de la vie quotidienne semblables à celles des adultes de 45 à 64 ans2. Par ailleurs, le quart des aînés de 85 ans et plus rapportent des limitations fonctionnelles de modérées à sévères2, et la prévalence globale pondérée de la fragilité chez les aînés plus âgés se situe à environ 30 %3. D’ici 2052, on prévoit que la proportion des aînés de 85 ans et plus représentera 6 % de la population totale canadienne par rapport à 2 % en 20112. Cela représente une hausse considérable du nombre d’adultes plus âgés fragiles vivant dans nos communautés.
Nous savons tous que le recours aux services de santé augmente avec l’âge. Sur le plan national, en 2009 et 2010, les aînés canadiens de 85 ans et plus ont visité 2 fois plus les urgences et été admis à l’hôpital 9 fois plus souvent que les moins de 65 ans2. De plus, le taux de visites aux urgences des hôpitaux par les aînés augmente avec le temps4. Une proportion considérable de cette utilisation accrue est attribuable à des adultes fragiles plus âgés ayant de multiples maladies concomitantes.
Ironiquement, ce groupe est le moins susceptible de bénéficier de ce qu’un hôpital peut offrir5,6. Des études de recherche ont documenté le risque accru de plaies de pression7, de déconditionnement8, de délirium et d’iatrogénèse9,10 associés à l’admission à l’hôpital d’aînés fragiles. Dans presque toutes les provinces, les systèmes de santé se concentrent sur de meilleures façons de soutenir cette population en dehors du milieu hospitalier11,12.
Étant donné ce changement démographique prévu et l’utilisation disproportionnée des services de santé par les adultes plus âgés fragiles, de toute évidence, il faudrait faire certains efforts pour cibler les soins des aînés frêles en milieu communautaire dans la formation des médecins de famille. Malgré tout, de nombreux nouveaux diplômés, au moment de terminer leur formation, n’ont pas ou que peu d’expérience dans la prestation de soins médicaux dans des centres pour personnes âgées ou dans les visites à domicile (ou soins à la maison). Même si les systèmes de santé provinciaux investissent de plus en plus dans les soins infirmiers et le soutien à domicile11,12, de nombreux diplômés en médecine familiale ont seulement une vague idée de ce que font en réalité les équipes de santé pour les aînés fragiles et ont encore moins l’expérience concrète d’avoir travaillé à leur côté. Comment en sommes-nous arrivés là?
Exclus du plan d’action de la réforme
En 2000, un financement fédéral de 800 millions $ sur 5 ans était ajouté au Fonds pour l’adaptation des soins de santé primaires afin de stimuler des changements systémiques et d’absorber les coûts transitionnels dans le but d’améliorer les soins primaires au Canada13. Cette décision se fondait sur une reconnaissance grandissante de l’association positive entre la robustesse des soins primaires d’un système de santé et une meilleure qualité des soins, une plus grande accessibilité et le contrôle des coûts14–17. Cet engagement de fonds a été prolongé jusqu’en 2008 et est maintenant devenu partie intégrante des paiements de transfert fédéraux continus. La réforme des soins primaires demeure une grande priorité pour de nombreuses provinces.
Durant les 10 premières années de la réforme des soins primaires, on s’est concentré, à tout le moins en milieu urbain, sur l’amélioration de la prise en charge des maladies chroniques. On justifiait cette orientation par le fait que la plupart des hospitalisations résultaient d’une prise en charge sous-optimale des maladies chroniques et qu’une meilleure observance des lignes directrices se traduirait par une réduction des hospitalisations et, de ce fait, des coûts du système de santé, ainsi que par une amélioration de la qualité des soins18.
Il ne fait nul doute que la réforme des soins primaires a entraîné une conformité plus rigoureuse aux guides de pratique clinique. Sivananthan et ses collaborateurs ont signalé que 1,2 % des 3,6 % d’augmentation par année des coûts de laboratoire en Colombie-Britannique durant la dernière décennie s’expliquait par la mise en application des soins recommandés dans les lignes directrices pour les problèmes chroniques19. Durant cette période, les guides de pratique clinique pour les maladies chroniques ont aussi élargi la définition du mot «malades», et les taux de traitement pour 7 maladies chroniques ont augmenté de façon spectaculaire en Colombie-Britannique, bien plus encore que ce à quoi on aurait pu s’attendre compte tenu des caractéristiques démographiques changeantes de la population19. Les données nationales à cet égard ne sont pas disponibles, mais il est improbable que la situation soit différente dans les autres provinces.
Par contre, les aînés fragiles ne semblent pas avoir bénéficié de cette emphase accrue sur les soins primaires. Entre 2005 et 2009, le nombre de médecins de famille au Canada est passé de 99 à 117 par 100 000 personnes20, tandis que le taux des médecins de famille qui font des visites à domicile a continué de chuter21. De plus, la proportion des médecins de famille qui ont signalé travailler «parfois» dans des foyers d’accueil est passée de 22 % à 17 %22,23. En outre, de nombreuses instances gouvernementales continuent de rapporter de grandes difficultés à recruter des médecins de famille pour les résidants des centres d’accueil24.
Quoique les raisons de ces changements soient probablement multifactorielles, les statistiques indiquent que les adultes plus âgés fragiles semblent être à l’extrémité perdante de la réforme des soins primaires. Nous avançons l’hypothèse que ces personnes sont moins capables de se présenter au bureau du médecin, étant confinées à la maison, et que parce que la réforme des soins primaires est axée sur les aînés ambulatoires ayant des maladies chroniques, les personnes âgées frêles et les patients des centres d’accueil deviennent de plus en plus invisibles aux yeux des médecins de famille qui pratiquent en cabinet. Dans bien des cas, leurs soins primaires sont de plus en plus pris en charge par les secteurs des soins communautaires et de l’aide à domicile, exception faite des visites occasionnelles au médecin de famille en situation de crise. Dans quelques centres urbains, certains médecins de famille ont commencé à restreindre leur pratique aux visites à domiciles et aux centres d’accueil, possiblement pour compenser, dans une certaine mesure, la diminution généralisée de tels services par de nombreux médecins en cabinet25–28. Quoi qu’il en soit, la disponibilité de ces services demeure relativement rare.
Combler les lacunes
Si les résidents en médecine familiale ont par hasard un précepteur qui fait encore des visites à domicile ou du travail en centre d’accueil, ils pourraient avoir une certaine expérience de cette importante activité clinique. Si un résident s’y intéresse, il pourrait s’organiser un stage optionnel en soins communautaires aux personnes âgées fragiles. Autrement, nos programmes de formation omettent de répondre aux besoins de cette population vulnérable grandissante. Ce n’est évidemment pas intentionnel; ce serait plutôt une conséquence involontaire de la dernière décennie de réforme en soins primaires.
Dans la plupart des programmes de formation postdoctorale en médecine familiale, ce n’est pas une préoccupation si un précepteur ne pratique pas l’obstétrique, parce que la formation des résidents est complétée par des expériences obligatoires en obstétrique. Toutefois, si un précepteur ne fait pas de visites à domicile ou en centre d’accueil, il n’existe pas de telle «substitution» dans le système. Il est temps de la créer. Compte tenu des diverses «contraintes» dans l’emploi du temps des résidents, la simple offre de stages optionnels en soins aux aînés fragiles ne serait probablement pas suffisante pour combler cette lacune. Le temps clinique à offrir des visites et des soins à domicile à cette population devrait être obligatoire et longitudinal sur une période de 6 à 12 mois pendant un minimum de 1 à 2 demi-journées par mois. Comme la fréquence des visites à cette population est de 1 à 2 fois par mois ou plus, si c’est indiqué sur le plan clinique, ce calendrier semblerait être le minimum nécessaire pour établir une relation continue. En plus du problème flagrant de compliquer encore davantage l’horaire des résidents, il est évident que l’instauration de tels programmes engendrera à la fois des défis et des possibilités.
Défis et possibilités
Le plus grand défi dans la formation des résidents en soins aux personnes âgées frêles réside probablement dans la rareté des guides de pratique clinique. Les populations fragiles sont sous-étudiées et ne contribuent généralement pas au bassin des données probantes dont nous nous servons dans nos efforts pour enseigner la science de la médecine. Les études randomisées contrôlées ont largement exclu les personnes atteintes de multimorbidité29,30, et les études portant sur les personnes plus âgées et frêles se font rares29. Par conséquent, les guides de pratique clinique habituellement suivis ne s’appliquent souvent pas aux adultes fragiles ou aux personnes atteintes de multimorbidité et d’incapacités reliées à l’âge. Même s’il existe certaines ressources utiles pour trouver des données probantes spécifiques à la population fragile31–34, il ne reste que peu de faits de grande qualité qui incluent cette population, et certains scientifiques ont décrit la fragilité comme une zone «vide de données probantes»5,6.
Les possibilités d’enseignement dans une expérience longitudinale obligatoire en soins communautaires aux aînés fragiles sont considérables. D’abord, les résidents auraient la possibilité de perfectionner leurs habiletés cliniques en gériatrie, en médecine interne, en médecine d’urgence et en soins palliatifs sans se fier à des analyses de laboratoire et à des études d’imagerie exhaustives. En soins à domicile et dans les centres d’accueil, l’anamnèse et l’examen physique reviennent aux premiers rangs pour poser un diagnostic. Deuxièmement, les résidents apprendraient à fournir un agencement approprié de thérapie curative et de soins palliatifs après avoir discuté avec le patient et sa famille, c’est-à-dire à la fois l’art et la science de la médecine. Troisièmement, les patients confinés à la maison et ceux dans les centres d’accueil sont un auditoire captif. Cette situation facilite l’établissement de relations médecin-patient longitudinales, ce que les programmes de résidence continuent d’avoir de la difficulté à offrir dans les milieux d’apprentissage de la médecine en cabinet. Quatrièmement, lorsque les résidents font l’expérience des soins en centre d’accueil et aux patients plus âgés confinés à la maison, ils doivent aussi travailler avec une équipe complète d’autres aidants formels et informels. Ils comprennent donc mieux qui fait quoi parmi les nombreux «acteurs» en soins primaires communautaires. Cinquièmement, la prestation des services dans ces milieux procure aux résidents l’occasion d’observer de leurs propres yeux le «contexte» du vécu de la maladie par le patient, les déterminants de sa santé, et ses systèmes et ressources de soutien. Enfin, comprendre et prendre en charge la fragilité permettra aux résidents de contribuer à la viabilité de notre système de santé en aidant la population grandissante d’ainés vulnérables à combler leurs besoins médicaux sans les «dangers» inhérents et les dépenses inutiles de l’hospitalisation.
Atteindre les objectifs
Dans les recommandations de politiques en matière d’enseignement postdoctoral de la pratique familiale, on dit avoir l’intention d’aborder à la fois la continuité et la prestation des services en dehors des cabinets de médecins. Le Livre rouge du Collège des médecins de famille du Canada, qui définit les normes communes à tous ses programmes de formation médicale au Canada, stipule que «Les résidents doivent être en mesure de dispenser des soins complets et globaux aux personnes âgées…dans les contextes hospitaliers, institutionnels et communautaires, dont le domicile du patient35». Dans la politique sur l’éducation dans les facultés de médecine, lorsqu’il est question de responsabilisation, on a aussi identifié les «aînés» fragiles comme une population marginalisée et grandissante qui est aux prises avec des obstacles considérables pour accéder aux soins dont elle a besoin36. Enfin, les objectifs du nouveau cursus Triple C en médecine familiale pour une formation en soins complets, globaux, continus et centrés sur le patient renforcent en toute cohérence la nécessité de combler les lacunes dans la formation en soins communautaires aux aînés fragiles37.
En dépit de ces bonnes intentions, de nombreuses facultés de médecine et beaucoup de programmes de résidence en pratique familiale n’ont pas mis en œuvre les changements nécessaires pour atteindre ces objectifs. Les médecins de famille sont bien placés pour jouer un rôle important dans l’accès, la continuité et la coordination des soins primaires aux aînés les plus fragiles au Canada. Le temps est venu d’atteindre ces objectifs. Emmenons nos stagiaires «sur le terrain» où habitent les aînés et enseignons-leur comment faire des visites à domicile et dans les centres d’accueil afin que la prochaine génération de médecins de famille puisse acquérir la confiance requise pour faire ce travail de plus en plus important.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 697.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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