INTRODUCTION
En 2013, la Food and Drugs Administration (FDA), l’Agence européenne des médicaments (EMA) et Santé Canada ont émis des recommandations visant à restreindre l’usage de la codéine pour les enfants1–3. Santé Canada ne recommande plus l’administration de codéine aux enfants de moins de 12 ans en raison du risque de surdosage dû à la conversion de la codéine en morphine par le foie2. La FDA et l’EMA en interdisent l’usage pour les enfants qui sont subi une amygdalectomie, en raison des risques de détresse respiratoire1,3.
Après la publication de ces recommandations, plusieurs procédures chirurgicales ont dû être modifiées afin d’éviter l’administration de codéine aux enfants de moins de 12 ans. La morphine a ainsi remplacé la codéine dans plusieurs protocoles postopératoires pédiatriques. En 2012, l’Hospital for Sick Children de Toronto a retiré la codéine de sa pratique après la parution d’une étude concluant au manque d’efficacité de cette molécule4. Une étude publiée par ce même hôpital en 2015 montre que la morphine administrée à des enfants souffrant d’apnée du sommeil diminue davantage le taux de saturation d’oxygène sanguin postopératoires que l’ibuprofène, ce qui a mené à une remise en question des pratiques5,6.
Les choix d’analgésiques pouvant être utilisés pour les enfants après une chirurgie en otorhino-laryngologie sont controversés. Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) sont peu utilisés en raison des risques potentiels de saignements liés à leur activité antiplaquettaire7. Les effets indésirables liés aux opiacés peuvent en limiter l’usage chez pour les enfants. Il ne suffit pas de prendre en considération l’efficacité et l’innocuité des médicaments, il faut aussi prendre en compte les formes pharmaceutiques disponibles.
Nous présentons un cas d’intoxication à la morphine subie par un enfant de trois ans après une amygdalectomie. Ce cas expose certains risques liés à l’augmentation de l’usage de la morphine due au retrait de la codéine de l’arsenal thérapeutique pédiatrique.*
RAPPORT DE CAS
Un enfant de trois ans (15 kg) est hospitalisé dans un centre tertiaire en pédiatrie pour une adénoïdectomie et une amygdalectomie. Cet enfant n’avait aucun antécédent médical et ne prenait aucun médicament de façon régulière avant l’intervention. Le jour de la chirurgie (jour 0), il reçoit trois doses de morphine de 3 mg par voie orale (0,2 mg/kg par dose) et d’acétaminophène de 225 mg par voie orale (15 mg/kg par dose). L’horaire d’administration des médicaments est présenté au tableau 1. Il obtient son congé de l’hôpital vers 9 h le lendemain de la chirurgie (jour 1) après avoir reçu deux doses supplémentaires de morphine et d’acétaminophène. On remet alors aux parents une ordonnance préimprimée mentionnant les médicaments suivants pour soulager la douleur :
acétaminophène dosé à 225 mg par voie orale toutes les quatre à six heures régulièrement pendant cinq jours, puis toutes les quatre à six heures au besoin;
morphine dosée à 3 mg par voie orale toutes les quatre à six heures régulièrement pendant cinq jours, puis toutes les quatre à six heures au besoin.
Tableau 1.
Jour et l’heure | acétaminophène | morphine | naloxone |
---|---|---|---|
Jour 0 | |||
14 h | 225 mg PO | 3 mg PO | – |
18 h | 225 mg PO | 3 mg PO | – |
22 h 30 | 225 mg PO | 3 mg PO | – |
| |||
Jour 1 | |||
2 h 30 | 225 mg PO | 3 mg PO | – |
6 h 30 | 225 mg PO | 3 mg PO | – |
11 h | – | 15 mg PO | – |
17 h 45 | – | 15 mg PO | – |
| |||
Jour 2 | |||
0 h | 160 mg IR | – | – |
1 h | – | – | 1 mg IV |
3 h 40 | 160 mg IR | – | – |
5 h 10 | – | – | 0,5 mg IV |
8 h | 160 mg IR | – | – |
14 h | 160 mg IR | – | – |
| |||
Jour 3 | |||
4 h 15 | 160 mg PO | – | – |
10 h 45 | 160 mg PO | – | – |
16 h 15 | 160 mg PO | – | – |
20 h 15 | 160 mg PO | – | – |
| |||
Jour 4 | |||
4 h 15 | 160 mg PO | – | – |
8 h 15 | 160 mg PO | – | – |
PO = per os (par voie orale), IR = intrarectal, IV = intraveineux.
Au jour 1 vers 19 h 30, les parents appellent l’ambulance après avoir noté une somnolence importante de leur enfant et de la fièvre à 39°C axillaires. Après une évaluation dans un centre hospitalier régional, l’enfant est transféré dans un centre tertiaire en pédiatrie.
À son arrivée au centre pédiatrique vers 23 h 30 au jour 1, l’enfant présentait de la somnolence, de la tachycardie (pouls à 114 battements par minute), des tremblements de la langue, un myosis, il avait des pauses respiratoires de dix secondes et de la cyanose buccale. L’enfant aurait eu un épisode de convulsions tonicocloniques de dix secondes à son domicile. Toutefois, aucun épisode n’a été observé par le personnel médical.
L’historique pharmacothérapeutique révèle que l’enfant a reçu deux doses de 3 mL de morphine à une concentration de 5 mg/mL, soit 15 mg (1 mg/kg par dose), c’est-à-dire ce que la pharmacie avait servi, plutôt que la dose prescrite de 3 mg (0,2 mg/kg par dose).
À l’urgence du centre tertiaire en pédiatrie, l’enfant reçoit 1 mg de naloxone par voie intraveineuse à 1 h le jour 2. Il s’est réveillé spontanément, et on a noté une diurèse importante. Environ quatre heures après la première dose de nalaxone, on a observé une désaturation à 89 % et une fréquence respiratoire à 20 respirations par minute avec des petites pauses. On a procédé alors à l’administration d’une dose supplémentaire de naloxone de 0,5 mg par voie intraveineuse. La saturation en oxygène est remontée à 97 % par la suite. Comme on pensait qu’une pneumonie était probablement à l’origine de la fièvre, on a également entrepris un traitement à l’ampicilline. L’enfant a été admis aux soins intensifs pour bénéficier d’une observation rigoureuse pendant environ sept heures, puis il a été transféré à l’unité de pédiatrie en fin de la journée 2.
Durant les jours 2 à 4, l’enfant a reçu de l’acétaminophène dosée à 160 mg par voie intrarectale ou orale (10,7 mg/kg par dose) toutes les six heures pour soulager ses douleurs. Lors de son transfert à l’unité de pédiatrie un traitement d’amoxicilline par voie orale a remplacé celui à l’ampicilline par voie intraveineuse. Aucune dose d’opiacé n’a été administrée durant l’hospitalisation. La bonne évolution clinique a permis à l’enfant de quitter l’hôpital au jour 4.
DISCUSSION
Ce rapport de cas vise à discuter de l’analgésie à la suite d’une amygdalectomie ainsi que des particularités liées à l’usage des opiacés au sein de la population pédiatrique.
L’amygdalectomie est l’une des procédures chirurgicales les plus communes en pédiatrie8. Les hémorragies qui font suite à cette intervention sont rares et varient entre 0,7 et 4 %, mais les conséquences d’un saignement oropharyngé peuvent être fatales9. Au Québec, 9000 amygdalectomies sont pratiquées chaque année, et un enfant sur 20 000 en décède8.
Causes
La somnolence, le myosis, la dépression respiratoire et la tachycardie secondaire décrits chez cet enfant sont des effets secondaires connus d’une intoxication à la morphine, causée par la diminution de l’activité du système nerveux autonome. Notons que le patient avait bien toléré les premières doses de morphine administrées à dose thérapeutique. Bien qu’il n’y ait pas eu de dosage plasmatique de morphine disponible lors de l’évènement, la réponse à la naloxone, un antagoniste des opioïdes, évoque clairement une intoxication aux opiacés. L’algorithme de Naranjo donne un pointage de sept, ce qui permet d’établir un lien de causalité probable entre la réaction indésirable observée et l’usage des opiacés10.
Douleurs
La douleur associée à l’amygdalectomie est considérée comme modérée à sévère6. Actuellement, il n’y a pas de consensus quant au meilleur analgésique à utiliser dans ce contexte11,12.
L’acétaminophène est souvent utilisé en première intention comme analgésique après une amygdalectomie. Son efficacité pour les enfants âgés de 3 à 12 ans serait équivalente à l’acétaminophène-codéine, mais il présente moins d’effets indésirables13,14. Bien qu’il existe des données contradictoires, on recommande ordinairement l’administration régulière d’acétaminophène plutôt qu’au besoin pour diminuer la douleur postopératoire11,15. Il s’agit d’un médicament bien toléré en pédiatrie16.
Les AINS semblent assurer une analgésie équivalente à la codéine, à l’acétaminophène-codéine ou à la morphine dans un contexte postopératoire de l’amygdalectomie6,12,17. Leur usage permettrait de diminuer l’utilisation des opiacés en traitement postopératoire18. Les inquiétudes concernant l’augmentation de la survenue d’hémorragies lors de l’usage des AINS à la suite d’une amygdalectomie relèvent de leur mécanisme d’action. En effet, les AINS inhibent de façon réversible les cyclo-oxygénases, ce qui diminue la production de prostaglandines et cause une réduction de l’agrégation plaquettaire7. Les enfants qui sont sous l’effet des AINS subissent une légère augmentation de la durée de la coagulation, qui reste néanmoins dans les limites de la normale18. Une étude et une méta-analyse ont observé une augmentation des saignements oropharyngés en période postopératoire d’une amygdalectomie avec l’usage des AINS19,20. L’augmentation des saignements a surtout été observée sous l’effet du kétorolac, qui semble inhiber les cyclo-oxygénases 1 de façon plus importante, ce qui réduit davantage l’agrégation plaquettaire comparativement aux autres AINS18,21,22. Après la révision des données et l’exclusion des études utilisant le kétorolac, on observe que l’augmentation des saignements oropharyngés avec l’usage des AINS n’est pas statistiquement significative par rapport aux autres analgésiques utilisés après une amygdalectomie. Ce risque ne peut toutefois pas être complètement exclu22. Par ailleurs, les AINS causent moins de vomissements, comparativement aux opiacés22. Lors d’une amygdalectomie, ils seraient, après l’acétaminophène, des agents de deuxième intention fiables23.
Les opiacés sont considérés comme étant fiables et sont utilisés pour des douleurs modérées à sévères, ce qui leur confère une place intéressante pour le traitement de la douleur postopératoire24. Il existe un polymorphisme du cytochrome P450 2D6, qui module la conversion de codéine en morphine. La codéine présente une efficacité réduite par rapport aux métabolisateurs lents. À l’inverse, les métabolisateurs ultrarapides voient une augmentation de la vitesse de production de morphine, ce qui induit un risque de toxicité. En pédiatrie, l’activité enzymatique maximale de ce cytochrome est atteinte vers l’âge de trois à cinq ans. Avant cet âge, l’immaturité du cytochrome P450 2D6 peut diminuer la quantité de codéine convertie en morphine et peut alors potentiellement augmenter les effets secondaires liés à l’accumulation de la codéine25. Les principaux effets secondaires de la codéine sont la somnolence, les étourdissements, les nausées, les vomissements, la constipation et la rétention urinaire24,26. Des cas d’hospitalisation et de décès ont été rapportés parmi des enfants ultramétabolisateurs ou métabolisateurs extensifs du cytochrome P450 2D6 ayant souffert d’apnée du sommeil et ayant reçu de la codéine pour le soulagement de la douleur après une amygdalectomie, ce qui a mené Santé Canada à restreindre l’usage de la codéine1,2,27. Chez les patients ayant un trouble respiratoire du sommeil, l’usage d’opiacés à la suite d’une amygdalectomie diminue davantage le taux de saturation d’oxygène sanguin postopératoire comparativement à l’ibuprofène6. L’efficacité de la morphine, quant à elle, ne dépend pas des cytochromes P450. Près de 90 % d’une dose de morphine est conjuguée en morphine -3-glucoronide et en morphine-6-glucoronide (M6G). Seule la M6G est un métabolite actif28.
Types d’erreurs
La population pédiatrique fait partie des groupes de patients exposés à un risque élevé d’erreurs médicamenteuses29. Selon l’Institut pour la sécurité des médicaments aux patients du Canada (ISMP Canada), une erreur médicamenteuse est définie comme une erreur qui peut être prévenue lors de la prescription, de la saisie des données, de la distribution, de l’administration ou de la surveillance de l’effet du médicament30. ISMP Canada rapporte plus de 4000 rapports d’incidents pédiatriques transmis volontairement par 11 établissements, entre octobre 2005 et juin 200831. Comme ils sont déclarés volontairement, le nombre de ces erreurs est certainement sous-estimé32.
Les opiacés forment la classe de médicaments le plus souvent associée à des décès accidentels, la morphine arrivant au deuxième rang après l’hydromorphone33. Entre 2007 et 2012, 54 décès ont été déclarés à ISMP Canada après un accident lié aux opiacés, dont 13 à la suite de l’ingestion de morphine33. Les opiacés et les formules liquides pédiatriques font d’ailleurs partie des médicaments qui exigent un degré d’alerte élevé selon la liste de l’Institute for Safe Medication Practices (É.-U.)34. Le risque d’intoxication accidentelle ou volontaire est accentué, puisque des quantités non utilisées de morphine resteront au domicile des patients après le traitement.
Les erreurs fréquentes en pédiatrie sont aussi dues à la confusion entre le nombre de millilitres et de milligrammes, à la mauvaise interprétation d’un point décimal, à la confusion entre les doses prescrites en milligrammes par kilogramme par jour et milligrammes par kilogramme par dose, ainsi qu’à la dilution26,32,35,36. En pratique, les prescriptions peuvent être rédigées en milligrammes ou en millilitres, ce qui peut augmenter le risque d’erreur. Santé Canada a émis une autorisation de mise en marché de la solution orale de morphine de 1, 5, 10 et 20 mg/mL. Bien que différentes teneurs puissent être intéressantes pour limiter la quantité de liquide à donner, cette réalité augmente aussi le risque d’erreur. Par ailleurs, les dispositifs utilisés pour mesurer les formulations liquides sont souvent inadéquats ou utilisés de manière incorrecte par les parents37. Dans une étude observationnelle, 51 % des parents mesuraient une dose inadéquate d’acétaminophène ou d’ibuprofène à administrer à leur enfant38. Finalement, il faut prendre en considération le facteur humain, tel que les erreurs de calcul, les effets dus aux distractions et à la charge de travail, qui peut contribuer à augmenter le potentiel d’erreurs39.
CONCLUSION
Dans un premier temps, la revue de la documentation scientifique indique que les AINS semblent être des analgésiques fiables après une amygdalectomie et qu’ils pourraient contribuer à diminuer significativement la quantité de morphine nécessaire après une amygdalectomie.
Dans un second temps, ce rapport de cas permet de souligner les risques d’erreurs liés à l’usage des opiacés en pédiatrie. Depuis le retrait de la codéine des options de traitement pour les enfants de moins de 12 ans, la morphine est devenue une option intéressante pour le soulagement de la douleur. Il s’agit toutefois d’un médicament associé à un risque élevé d’erreur pouvant entraîner des conséquences graves. À la suite de la recommandation de Santé Canada, il faut se questionner pour savoir si le nombre d’évènements évités par le retrait de la codéine en pédiatrie est plus grand que le nombre d’évènements causés par le passage à la morphine. Étant donné la consommation croissante d’opiacés depuis le début des années 2000, l’utilisation de la morphine pour les enfants ayant subi une amygdalectomie doit faire l’objet d’une évaluation approfondie des risques et des bienfaits afin d’en justifier l’usage. Les pharmaciens peuvent instruire chaque jour les parents sur l’usage optimal des narcotiques. Par ailleurs, étant donné l’impossibilité d’éviter toutes les erreurs, peu importe leur origine, lors de la conception d’un protocole de soins, le pharmacien doit contribuer à trouver un équilibre entre les avantages de la diminution de la douleur et les risques d’arrêt respiratoire liés aux narcotiques.
Footnotes
Le tuteur du patient a consenti à la publication de ce cas.
Intérêts concurrents : Aucun déclaré.
Financement : Aucun reçu.
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