Il avait été admis en soins palliatifs pour une maladie en phase terminale. On avait alors convenu, conformément à sa volonté et à celle de ses proches, que seuls des soins palliatifs lui seraient administrés, afin qu’il puisse mourir en paix.
Au début, son état clinique s’était détérioré rapidement. Puis, le déclin s’était interrompu sans que l’on ne sache trop pourquoi. Il était alité dans ce lit d’hôpital depuis quelques jours, à peine conscient, agonisant. Parfois, quand on le tournait, il gémissait légèrement, mais à peine. Ses filles—il n’avait que deux filles—le veillaient et se relayaient à son chevet, conscientes qu’il allait mourir, espérant que ce ne soit pas trop long.
Sauf que la mort ne venait pas!
Il avait de plus en plus mauvaise mine : émacié, le teint terreux, les yeux livides enfoncés dans leur orbite, la bouche ouverte comme un immense cratère. On aurait dit un cadavre. Il y avait surtout cette respiration laborieuse, saccadée, irrégulière, cette respiration de type Cheyne-Stokes qui résistait à toutes les interventions visant à l’en soulager. Une respiration bruyante qui emplissait l’atmosphère—on l’entendait depuis le poste des infirmières—avec de longues pauses qui faisaient croire, à chaque fois, que ça y était.
Mais la mort ne venait toujours pas.
—Docteur, est-ce que ça va être long encore? Dans combien de temps croyez-vous que notre père finira par mourir?
Pour les rassurer, je leur avais dit qu’habituellement lorsqu’une personne ne boit plus, ne mange plus, qu’elle est alitée, qu’elle est inconsciente et que, en plus, elle présente ce genre de respiration, cela ne devrait pas durer bien longtemps. Or, les jours passaient et il ne mourait toujours pas. Il refusait de partir. Comment cela pouvait-il être possible? De plus en plus cadavérique, mais toujours vivant. Et cette respiration toujours aussi laborieuse avec ces râles incontrôlables. Il n’y avait plus que cela : cette respiration et ces râles inaltérables qui n’en finissaient plus, sauf pendant les pauses, pour reprendre de plus belle. Une agonie interminable.
—Docteur, ça n’a plus de bon sens. Combien de temps cela va-t-il encore durer? Notre père ne mérite pas une fin comme celle-là. Vous ne pourriez pas faire quelque chose? Vous savez quoi ….
Or, un soir, à la fin de ma tournée, je suis entré dans sa chambre pour voir comment il allait, espérant que son long calvaire soit enfin terminé. Hélas non, il était toujours là, toujours vivant (enfin, rendus à ce point, sommes-nous encore vivants?) À tout le moins, il n’était pas mort.
C’était tard le soir. Il faisait noir. La lampe de chevet avait été allumée. Il n’y avait personne d’autre que lui. Lui et son épouvantable respiration qui prenait toute la place. J’ai alors remarqué qu’une photo avait été posée près du lit. C’était une photo de lui. Une photo d’une autre époque. Il y apparaissait en maillot de plage, tout bronzé, un sourire radieux aux lèvres. C’était sur le bord d’un lac. Il tenait fièrement de la main le hauban de son dériveur accosté au rivage. Quel bel homme!
Ça m’a donné un choc. Il y avait là, dans la même pièce, deux versions d’un seul et même homme : l’un debout, solide, beau, vivant; et l’autre alité, ravagé, cadavérique, mourant. Les deux si près l’un de l’autre. Ça m’a rappelé que moi aussi j’avais déjà eu un dériveur : un 470. Vous connaissez les 470? Des bêtes indomptables! De véritables broncos qui ruent dans la tempête, menaçant à tout moment de chavirer, galopant de vague en vague, ployant sous les rafales. Et du vent qui hurle dans la voile et qui secoue violemment le foc, menaçant de tout emporter. Le vent omniprésent, anarchique, inconstant, un peu comme … sa respiration. Je me suis rappelé du bonheur d’être perché là-haut, au bout du trapèze, à se battre contre les éléments, à empêcher le bateau de gîter et de prendre l’eau, et de la peur viscérale de sombrer dans les eaux noires et profondes.
Le lendemain, ses filles m’ont abordé.
—Docteur, est-ce qu’on ne pourrait pas administrer l’aide médicale à mourir à notre père?
Certains parmi vous pensez peut-être que cela aurait été raisonnable, qu’il arrive un moment où la vie n’est plus une vie, qu’il n’y a plus de raisons d’être, que « l’on achève bien les chevaux ». Eh bien non, car si vous lisez attentivement les conditions permettant d’avoir recours à l’aide médicale à mourir (AMM), il est spécifié en toutes lettres que la personne qui la demande doit être apte à consentir aux soins. Or, au point où il en était, il n’était définitivement plus apte à consentir à quoi que ce soit.
Voilà d’ailleurs le plus grand dilemme avec l’AMM. Quand faut-il la demander? Maintenant, c’est trop tôt, et demain, il risque d’être trop tard. Certains croient que l’AMM est la solution à toutes nos angoisses face à la mort; que si un jour ça devient trop difficile, trop souffrant, intenable, l’AMM viendra nous arranger tout cela. Détrompez-vous. L’AMM est comme un mince hiatus dans notre devenir. Avant, on n’y est pas encore; après, c’est trop tard. Avant, on est sur son voilier; après, on est sur son grabat.
Et puis, allez donc savoir ce qui se passe dans la tête d’un homme rendu là. Peut-être que ces râles respiratoires qui envahissent l’atmosphère et dont nous voudrions tant l’en débarrasser sont-ils à ses propres oreilles comme la tempête qui gronde, comme le vent qui sille en bourrasque, menaçant de déchirer sa voile et de faire chavirer son bateau. Peut-être qu’il s’imagine en haut de son trapèze, tenant la drisse, heureux … immensément heureux?
Peut-être bien? Allez donc savoir.
Remerciements
Ce texte a d’abord été publié dans un blogue sur ProfessionSanté.ca.
Footnotes
This article is also in English on page 8.