Il y a quelques années, j'ai assisté à une séance de perfectionnement pour apprendre des techniques de traitement de l'articulation sacro-iliaque. Sans surprise, les techniques nécessitaient la palpation et un examen visuel de la région lombaire et pelvique. Par après, l'un des autres physiothérapeutes a mentionné que certaines de ces techniques seraient très difficiles à appliquer sur une personne en surcharge pondérale. Une autre a ajouté qu'elle n'aimait pas toucher les personnes en surpoids, qu'elle trouvait cela « dégoûtant ». Les commentaires de ce genre m'ont amené à réfléchir aux effets que ces façons de penser pourraient avoir sur les séances de physiothérapie et à m'intéresser à la relation entre la physiothérapie et la stigmatisation.
Les techniques sacro-iliaques que nous avons appris ce jour-là, je les ai souvent appliqués depuis, sans problème aucun, sur des gens de toute taille. Est-ce que le résultat aurait été différent si j'avais dans l'idée que les techniques seraient difficiles à appliquer sur les patients qui étaient selon moi en surpoids? Peut-être cette impression de difficulté aurait-elle altéré ma maîtrise de ces techniques, ou peut-être ne les aurais-je pas du tout employées sur des gens en surpoids. Qu'en est-il du dégoût ou de la révulsion causés par les tissus adipeux que ma collègue avait mentionnés? Ces réactions se traduisent-elles dans les interactions cliniques?
Malgré l'importance de la profession partout dans le monde, on a peu abordé la question de la stigmatisation en physiothérapie. Le peu de littérature qui existe s'est intéressé à des attributs particuliers faisant l'objet de préjugés, plutôt qu'aux préjugés dans leur ensemble. Par exemple, selon un certain nombre d'études et d'enquêtes théoriques (dont certaines de mon cru), les physiothérapeutes stigmatisent involontairement des caractéristiques particulières, comme certains aspects des handicaps, des maladies mentales, des douleurs persistantes et de l'obésité.1–8 De plus, selon les auteurs de certaines de ces enquêtes, les physiothérapeutes (toujours involontairement) comprennent mal la stigmatisation que peuvent vivre certaines personnes, ce qui entraîne des conséquences négatives pour les patients qu'ils traitent.1,5,6 Comme l'a dit un physiothérapeute dans une de mes études6 : « Je n'avais jamais réfléchi à la manière dont les patients en surpoids se sentent lorsqu'ils viennent me voir. » Les résultats de ces études, et le manque d'études en général, nous portent à croire qu'il pourrait être avantageux de s'intéresser à des questions comme la stigmatisation – pour la profession, certes, mais surtout pour nos patients.
Comment les physiothérapeutes peuvent-ils mieux comprendre la stigmatisation?
Pour commencer, il serait bon de définir la nature et les effets de la stigmatisation. C'est une tâche plus complexe qu'il n'y paraît. Crocker et ses collègues9(p.505) ont proposé une définition qui a fait école : « Les personnes stigmatisées possèdent (ou sont réputées posséder) un attribut ou une caractéristique leur conférant une identité sociale qui est dévalorisée dans un contexte social donné. » Leur définition touche certains des grands traits de la stigmatisation : elle est liée à une caractéristique, elle est associée à un jugement négatif, elle est sociale plutôt qu'individuelle et elle ne réside pas dans la personne ou dans l'attribut en soi, mais elle est plutôt créée dans l'interaction avec d'autres personnes. Surtout, la stigmatisation n'est pas un phénomène statique; elle apparaît dans des contextes bien définis.
Partisans d'une définition plus étoffée, d'autres chercheurs (particulièrement ceux qui empruntent une perspective critique) ont soutenu que l'accent devrait être mis sur les racines politiques et culturelles de la stigmatisation.10 Selon eux, certaines caractéristiques sont stigmatisées à un moment donné en raison de la pensée dominante dans une société et les personnes stigmatisées possèdent moins de pouvoir (social, politique, économique).11 D'autres encore souhaiteraient voir l'accent mis sur les aspects incarnés, matériels et affectifs de la stigmatisation,12 afin de montrer qu'il s'agit plus qu'un simple concept ou une attitude. En effet, ce qui caractérise la stigmatisation, c'est notamment son effet sur le corps et l'esprit d'une personne (ex. : niveaux de dépression et de cortisol supérieurs chez les victimes de stigmatisation, sentiments de dégoût chez ceux qui stigmatisent).3,13,14 Cette approche nous permet aussi de détecter des manifestations de stigmatisation dans les objets de notre environnement (ex. : équipement qui ne convient qu'à certains types de corps, les images de minceur utilisées en publicité)7 ainsi que dans les possibilités et le type de vie qui s'offrent à une personne (ex. : possibilités d'emploi limitées, statut social, choix de partenaires).15 Dans le domaine de la santé, on observe de la stigmatisation dans la prise de décisions, les interactions interpersonnelles, les jugements liés aux soins, les perceptions personnelles, la qualité de la pratique professionnelle, le fait que ceux qui se sentent stigmatisés évitent les soins de santé et la méfiance envers les fournisseurs de soins de santé.16
En résumé, la stigmatisation n'est pas inhérente à une caractéristique ou à une personne. En fait, la chose ou la personne stigmatisée, de même que la façon dont s'exprime la stigmatisation, sont le produit d'un climat social, culturel et politique, et la stigmatisation a des effets et à travers aussi bien sur les gens que sur les objets dans un environnement donné. Ainsi, la reconnaissance du fait de la stigmatisation met en lumière l'importance d'élargir le champ de la physiothérapie au-delà de la biomécanique pour couvrir des facteurs psychosociaux, culturels et politiques.17 En se penchant sur les aspects socioculturels de la pratique clinique, on comprend que la physiothérapie nécessite souvent de regarder, de mesurer et d'évaluer le corps d'un client, ce qui a de fortes chances d'augmenter l'attention portée à des caractéristiques physiques, dont certaines, comme le poids et les handicaps, sont stigmatisées.
Cette attention est particulièrement notable dans le contexte de la stigmatisation, parce que la physiothérapie cherche souvent à rendre leur « normalité » à des corps « anormaux » en « améliorant », par exemple, les postures anormales, l'amplitude des mouvements et la respiration.18 Notons aussi que la physiothérapie suit généralement un modèle médical, dans lequel on présume de l'objectivité des cliniciens. Cette présomption d'objectivité signifie que les thérapeutes ne sont pas forcément conscients de la subjectivité potentielle de leurs jugements,19 ce qui pourrait les rendre aveugles à la stigmatisation qu'ils perpétuent ou à certains de leurs comportements qui pourraient être perçus comme stigmatisants.
Conclusions
Ces considérations sur la stigmatisation ajouteront de l'eau au moulin des critiques qui affirment que la profession souffre d'un manque de théorie et d'autocritique, et elles enrichiront les efforts en cours pour remédier à cette critique.20–22 Les avantages de procéder à cette réflexion sont nombreux. Elle permettra notamment de réexaminer certains des postulats de base et des pratiques établies en physiothérapie pour déterminer leur pertinence ou leur apport dans le cadre de la prestation de soins compatissants et holistiques. Par exemple, l'accent mis par la profession sur certaines pratiques, comme la pratique fondée sur les données probantes23, qui renforce l'idée d'objectivité, pourrait être reconsidéré, adapté ou enrichi. On voit de petits signes du passage à cette approche plus vaste chez certaines branches de la physiothérapie qui ont adopté une approche biopsychologique.24 Cependant, l'approche biopsychologique ne saurait suffire, car elle omet les facteurs culturels, historiques et politiques de la stigmatisation. Dans leurs récents travaux, des chercheurs en physiothérapie en appellent dans le même esprit à une refonte de l'enseignement et de la théorie. Par exemple, aussi bien Patton et ses collègues25 que Rowe26 mettent de l'avant l'importance de procéder à un examen critique de la pédagogie en physiothérapie afin d'améliorer l'apprentissage clinique, tandis que d'autres abordent l'importance de la philosophie en physiothérapie.27
La stigmatisation est un phénomène complexe. Il n'existe pas une seule bonne façon d'adapter la pratique de la physiothérapie en fonction de la stigmatisation, de solution universelle. Néanmoins, en ayant connaissance de concepts sociopolitiques comme la stigmatisation, les physiothérapeutes disposeront de ressources intellectuelles qui leur permettront de mieux évaluer les situations particulières qu'ils rencontrent. En étant sensibilisés à la stigmatisation, les physiothérapeutes seront plus flexibles et plus attentifs au point de vue des patients qui ont souffert de stigmatisation, mais aussi plus conscients et plus diversifiés dans leurs choix de communication et d'environnement. Pour conclure, le développement d'une connaissance nuancée des aspects interactionnels, psychologiques, sociaux, culturels et politiques de la stigmatisation peut contribuer à l'établissement de pratiques professionnelles plus adaptatives, plus humaines et plus éthiques.
RÉFÉRENCES
- 1. Cassidy E, Reynolds F, Naylor S, et al. Using interpretative phenomenological analysis to inform physiotherapy practice: an introduction with reference to the lived experience of cerebellar ataxia. Physiother Theory Pract. 2011;27(4):263–77. Medline:20795878 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2010.488278 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 2. French S. Attitudes of health professionals towards disabled people: a discussion and review of the literature. Physiotherapy. 1994;80(10):687–93. http://dx.doi.org/10.1016/S0031-9406(10)60932-7 [Google Scholar]
- 3. Yildirim M, Demirbuken I, Balci B, et al. Beliefs towards mental illness in Turkish physiotherapy students. Physiother Theory Pract. 2015;31(7):461–5. Medline:26200436 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2015.1025321 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 4. Synnott A, O'Keeffe M, Bunzli S, et al. Physiotherapists may stigmatise or feel unprepared to treat people with low back pain and psychosocial factors that influence recovery: a systematic review. J Physiother. 2015;61(2):68–76. Medline:25812929 http://dx.doi.org/10.1016/j.jphys.2015.02.016 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 5. Bunzli S, Watkins R, Smith A, et al. Lives on hold: a qualitative synthesis exploring the experience of chronic low-back pain. Clin J Pain. 2013;29(10):907–16. Medline:23370072 http://dx.doi.org/10.1097/AJP.0b013e31827a6dd8 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 6. Setchell J, Watson B, Gard M, et al. Physical therapists' ways of talking about weight: clinical implications. Phys Ther. 2016;96(6):865–75. http://dx.doi.org/10.2522/ptj.20150286 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 7. Setchell J, Watson B, Jones L, et al. Weight stigma in physiotherapy practice: Patient perceptions of interactions with physiotherapists. Man Ther. 2015;20(6):835–41. Medline:25920342 http://dx.doi.org/10.1016/j.math.2015.04.001 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 8. Setchell J, Watson B, Jones L, et al. Physiotherapists demonstrate weight stigma: a cross-sectional survey of Australian physiotherapists. J Physiother. 2014;60(3):157–62. Medline:25084637 http://dx.doi.org/10.1016/j.jphys.2014.06.020 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 9. Crocker J, Major B, Steele C. Social stigma Dans : Gilbert D, Fiske S, éditeurs. The handbook of social psychology. Boston : McGraw-Hill; 1998. pp. 504–53 [Google Scholar]
- 10. Hannem S. Theorizing stigma and the politics of resistance Dans : Hannem S, Bruckert C, éditeurs. Stigma revisited. Ottawa: University of Ottawa Press; 2012. pp. 10–28 [Google Scholar]
- 11. Link B, Phelan J. Conceptualizing stigma. Annu Rev Sociol. 2001;27(1):363–85. http://dx.doi.org/10.1146/annurev.soc.27.1.363 [Google Scholar]
- 12. Hacking I. Between Michel Foucault and Erving Goffman: between discourse in the abstract and face-to-face interaction. Econ Soc. 2004;33(3):277–302. http://dx.doi.org/10.1080/0308514042000225671 [Google Scholar]
- 13. O'Brien KS, Daníelsdóttir S, Ólafsson RP, et al. The relationship between physical appearance concerns, disgust, and anti-fat prejudice. Body Image. 2013;10(4):619–23. Medline:24012597 http://dx.doi.org/10.1016/j.bodyim.2013.07.012 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 14. Vartanian LR, Thomas MA, Vanman EJ. Disgust, contempt, and anger and the stereotypes of obese people. Eat Weight Disord. 2013;18(4):377–82. Medline:24065350 http://dx.doi.org/10.1007/s40519-013-0067-2 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 15. Puhl RM, Heuer CA. The stigma of obesity: a review and update. Obesity (Silver Spring). 2009;17(5):941–64. Medline:19165161 http://dx.doi.org/10.1038/oby.2008.636 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 16. Phelan SM, Burgess DJ, Yeazel MW, et al. Impact of weight bias and stigma on quality of care and outcomes for patients with obesity. Obes Rev. 2015;16(4):319–26. Medline:25752756 http://dx.doi.org/10.1111/obr.12266 [DOI] [PMC free article] [PubMed] [Google Scholar]
- 17. Gibson BE, Nixon SA, Nicholls DA. Critical reflections on the physiotherapy profession in Canada. Physiother Can. 2010;62(2):98–100, 101–3. Medline:21359039 http://dx.doi.org/10.3138/physio.62.2.98 [DOI] [PMC free article] [PubMed] [Google Scholar]
- 18. Gibson B. Rehabilitation: a post-critical approach. Boca Raton (FL): CRC Press; 2016. http://dx.doi.org/10.1201/b19085 [Google Scholar]
- 19. Patton N, Nicholls D. Access, agency and abilities Dans : Higgs J, Croker A, Tasker D, et al., éditeurs. Health practice relationships Practice, education, work and society. vol. 9 Rotterdam : Sense Publishers ; 2014. pp. 93–100 [Google Scholar]
- 20. Bjorbækmo WS, Engelsrud GH. Experiences of being tested: a critical discussion of the knowledge involved and produced in the practice of testing in children's rehabilitation. Med Health Care Philos. 2011;14(2):123–31. Medline:20467818 http://dx.doi.org/10.1007/s11019-010-9254-3 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 21. Nicholls DA, Gibson BE. Physiotherapy as a complex assemblage of concepts, ideas and practices. Physiother Theory Pract. 2012;28(6):418–9. Medline:22765211 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2012.692557 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 22. Trede F. Emancipatory physiotherapy practice. Physiother Theory Pract. 2012;28(6):466–73. Medline:22765217 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2012.676942 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 23. Setchell J, Nicholls DA, Gibson BA. Objecting: multiplicity and the practice of physiotherapy. Health. Sous presse. [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 24. Jones M, Edwards I, Gifford L. Conceptual models for implementing biopsychosocial theory in clinical practice. Man Ther. 2002;7(1):2–9. Medline:11884150 http://dx.doi.org/10.1054/math.2001.0426 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 25. Patton N, Higgs J, Smith M. Using theories of learning in workplaces to enhance physiotherapy clinical education. Physiother Theory Pract. 2013;29(7):493–503. Medline:23289960 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2012.753651 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 26. Rowe M. The use of assisted performance within an online social network to develop reflective reasoning in undergraduate physiotherapy students. Med Teach. 2012;34(7):e469–75. Medline:22489984 http://dx.doi.org/10.3109/0142159X.2012.668634 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]
- 27. Nicholls DA, Atkinson K, Bjorbækmo WS, et al. Connectivity: An emerging concept for physiotherapy practice. Physiother Theory Pract. 2016;32(3):159–70. Medline:27050116 http://dx.doi.org/10.3109/09593985.2015.1137665 [DOI] [PubMed] [Google Scholar]