Version française
« Lorsque l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt d’« d’unchronies » sans prise sur le cours effectif de l’histoire, alors la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme » [1]. Voici une base de réflexion pertinente proposée par Ricœur sur une crise pérenne de la modernité. Pour caractériser notre crise, liée à la pandémie de COVID-19, les signatures, qui découlent de ce texte et signifient ces tensions ainsi décrites, sont-elles actuellement présentes ? Ces signatures dont :
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l’origine médicale et l’effet révélateur qu’elle suscite, jusqu’à donner une valeur médicinale à la post-crise ;
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l’état de malaise est diagnostiqué corporel et psychique et annonce un équilibre qui émerge alors que l’ancien se défait mettant en évidence une vulnérabilité accrue et de potentialité accentuée ;
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l’avènement d’une société civile et l’affermissement de l’état de droit, selon une « insociable sociabilité » toute kantienne, aboutissant à l’établissement d’une société, se convertissant en tout moral ;
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l’épistémologie décrite par Kuhn, insistant sur les nécessaires changements de paradigmes et comme conséquence un désarroi intellectuel ;
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l’économie, au sommet de la hiérarchie des valeurs.
Seule cette dernière signature manque posant la question éthique de comment alors une société globale pourrait se définir. Les autres signatures sont retrouvées :
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le franchissement des barrières d’espèces amenant une maladie émergente inconnue, source de peur induisant le politique à faire appel à la fois aux scientifiques et aux membres du comité consultatif national d’éthique. À ce propos, François Dagognet, en 2012, montrait la nécessité à combler un vide abyssal en termes de connaissances pour cette nouvelle médecine peu connue et ses conséquences anthropologiques et éthiques [2] ;
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l’état de malaise, notamment lié à un psychotraumatisme acquis à la suite d’un confinement total de quatre semaines, mettant en valeur la nécessité de résilience et de prévention des suites [3], [4] ;
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le contrecoup judiciaire en rapport avec les insuffisances et les manquements dans la gestion de la pandémie illustre parfaitement – à côté d’une solidarité très affirmée aux personnels de santé mise en valeur, jusques en faire l’éloge lors de la fête nationale, l’écart est patent puisqu’ils dénonçaient leurs conditions de travail et de traitement depuis de longues années ;
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le désarroi intellectuel devant une éthique du soin qui serait en contradiction avec une éthique de la recherche biomédicale jugée trop rigoriste, nonobstant une connaissance des travaux de Kuhn, définissant la science comme entité inexorablement imparfaite [5] ;
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pour la première fois dans une pandémie, avoir prôné l’arrêt de toute une économie mondiale pour une cause sanitaire, privilégiant la santé à l’économique constitue un pas moral pour l’humanité entière.
Ces signatures décrivent les tensions éthiques, lesquelles nous interrogent pour concevoir l’émergence d’une autre société. C’est une vision d’anticipation de l’après crise, afin que la figure de cette dernière ait du sens.
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
English version
“When the space of experience narrows by a general denial of all tradition, of all heritage, and when the horizon of expectation tends to recede into a future that is ever more vague and indistinct, populated only by utopias or rather by ‘unchronies’ without any hold on the actual course of history, then the tension between the horizon of expectation and the space of experience becomes a rupture, a schism” [1]. Here is a pertinent basis for reflection proposed by Ricoeur on a perennial crisis of modernity.
To characterize our crisis, linked to the COVID-19 pandemic, are the signatures that flow from this text and signify these tensions thus described currently present? These signatures were:
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the medical origin and the revealing effect that it gives rise to, to the point of giving a medicinal value to the post-crisis;
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the state of discomfort is diagnosed both bodily and psychic and announces a balance that emerges as the old one is being undone, revealing increased vulnerability and accentuated potentiality;
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the advent of a civil society and the strengthening of the rule of law, according to an “insociable sociability” all Kantian, leading to the establishment of a society, converting itself into a moral one;
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the epistemology described by Kuhn, insisting on the necessary paradigm shifts and as a consequence intellectual disarray;
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the economy, at the top of the value hierarchy.
Only this last signature is missing, raising the ethical question of how then a global society could define itself. The other signatures are found:
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crossing species barriers leading to an unknown emerging disease, a source of fear inducing politicians to call on both scientists and members of the national ethics advisory committee. In this respect, François Dagognet, in 2012, showed the need to fill an abyssal gap in terms of knowledge for this new little-known medicine and its anthropological and ethical consequences [2];
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the state of discomfort, particularly related to a psychotrauma acquired following a total confinement of four weeks, highlighting the need for resilience and prevention of the consequences [3], [4];
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the judicial backlash in relation to the inadequacies and failures in the management of the pandemic is a perfect illustration – alongside the very strong solidarity shown to the health workers highlighted, even to the point of praising them on the French national day, the discrepancy is obvious since they had been denouncing their working and treatment conditions for many years;
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intellectual dismay at an ethic of care that would be in contradiction with an ethic of biomedical research deemed too rigorous, notwithstanding a knowledge of Kuhn's work, defining science as an inexorably imperfect entity [5];
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for the first time in a pandemic, to have advocated the halt of an entire world economy for a health cause, prioritizing health over economics, constitutes a moral step for all humanity.
These signatures describe the ethical tensions that question us to conceive the emergence of another society. It is a vision of anticipating the post-crisis period, so that the figure of the latter makes sense.
Disclosure of interest
The authors declare that they have no competing interest.
Références
- 1.Ricoeur P. La crise : un phénomène spécifiquement moderne ? Rev Théologie Philosophie. 1988;120:1–19. [Google Scholar]
- 2.Dagognet F. Préface. In: Herve C., Hintermayer P., Rozenberg J., editors. Les maladies émergentes et le franchissement des barrières d’espèces. 2012. p. 7. Bruxelles: De Boeck. [Google Scholar]
- 3.Cyrulnik B. Traumatisme et résilience. Rhizome. 2018;69–70:28–29. [Google Scholar]
- 4.Barannes M. 2020. Anticiper et dépister le syndrome post-traumatique du COVID-19; M6, 6-play.fr. [Consulté le 14 mai 2020 sur https://www.6play.fr/le-1245-p_1056/12-45-du-dimanche-10-mai-c_12621201] [Google Scholar]
- 5.Kuhn T.S. Flammarion Ed; Paris: 1962. La structure des révolutions scientifiques; p. 264. [Google Scholar]