Abstract
La recherche sur les théories du complot connaît un engouement grandissant ces dernières années. Les travaux sont issus de diverses disciplines du champ des sciences humaines. Ils mettent notamment en évidence que l’adhésion aux croyances conspirationnistes connaît un rebond à chaque moment de « crise ». La crise sanitaire que nous traversons n’échappe pas à la règle : la pandémie de COVID-19 se double d’une infodémie, selon le mot de Tedros Ghebreyesus, Directeur Général de l’Organisation mondiale de la santé. En effet, on assiste à la production et la diffusion à l’échelle internationale de fausses informations et, notamment, d’explications complotistes du coronavirus et de ses conséquences. Cette flambée du conspirationnisme est l’occasion d’interroger les enjeux psychiques et psychopathologiques de ce phénomène face à la « crise », qu’elle soit collective ou individuelle, sanitaire ou existentielle. Après avoir procédé à une revue de l’importante littérature scientifique internationale consacrée, ces derniers mois, aux théories conspirationnistes relatives à la crise sanitaire du COVID-19, nous soutenons l’intérêt d’aborder le phénomène conspirationniste sous un angle psychopathologique.
Mots clés: Conspirationnisme, COVID-19, Croyance, Délire, Revue de la littérature, Théories du complot
Abstract
Objectives
Research on conspiracy theories (CT) has increased significantly in recent years. Studies come from various disciplines in the field of the humanities and social sciences. They show in particular that adherence to CT rebounds at every moment of “crisis”. The health crisis we are experiencing is no exception: COVID-19 pandemic entails an “infodemic”, according to Tedros Ghebreyesus, General Director of the World Health Organization. Indeed, we are witnessing the production, and international dissemination, of false informations, including conspiracy explanations of the coronavirus and its consequences. This outbreak of CT is an opportunity to examine the psychological and psychopathological issues of this phenomenon in the face of the “crisis”, whether collective or individual, health or existential.
Methodology
We present a review of the important international scientific literature regarding CT related to the health crisis of the COVID-19.
Results
Work that addresses CT related to the COVID-19 crisis has resulted in more than fifty publications in recent months. This research is mainly in the fields of social psychology, medical psychology, differential psychology, political science and public health. The rates of adherence to CT related to COVID-19 are of great concern. The literature mentions predisposing factors to the adherence or diffusion of CT on COVID-19: inclination for CT in general, low level of education, low knowledge of the disease, high level of anxiety, acceptance of xenophobic policies, unfavourable attitude towards marginal groups, nationalist stance. Unsurprisingly, there is widespread agreement in the literature that the conspiracy-prone fringe of the population is less likely to comply with government recommendations related to contamination risks, such as handwashing, social distancing, wearing masks, and using diagnostic tests. This crisis thus demonstrates once again that the circulation of false news and adherence to CT is not just a marginal and inconsequential thinking: it concerns a very large part of the population, with a potentially tragic impact in terms of public health. While there is usually no significant difference in adherence to CT according to gender, it would seem that women are less affected by CT related to the COVID than men, regardless of their political affiliation. Finally, studies on the links between adherence to COVID-related CT and stress levels do not seem to reach a consensus. The same uncertainty can be found in work on other types of CT.
Conclusion
These results suggest that in order to understand the psychological causes of CT, it may be useful to address the psychodynamic issues underlying adherence to these beliefs. In particular, a psychopathological approach to this phenomenon enables to understand these beliefs as a defensive solution to cope with psychic vulnerability. CT involves overproducing meaning, as delusion does: CT can be considered as the collective, cultural equivalent of a delusional production. Moreover, it is impervious to arguments and evidences, in the same manner as delusion. However, it differs from it by at least two major characteristics: it is shareable and socializing; it gives rise to a consistent attitude.
Keywords: Beliefs, Conspiracy theories, COVID-19, Delusion, Psychosis, Review of the literature
1. Introduction
La crise du COVID se caractérise par son ampleur mondiale, sa soudaineté, ses conséquences sur la vie quotidienne de l’ensemble de l’humanité (restriction des libertés, mesures de confinement et de distanciation sociale), les risques qu’elle fait peser sur la santé et la vie des gens, ou encore la menace qu’elle représente pour l’économie mondiale. Il n’est donc pas étonnant qu’elle suscite son lot de théories conspirationnistes. Le conspirationnisme se définit comme la conviction que les grands événements qui secouent le monde sont orchestrés en secret par des puissants, qui tirent dans l’ombre les ficelles de la politique, de l’économie, des médias, influencent le cours des événements en cachette, et agissent contre l’intérêt général. La caractéristique de ces croyances est qu’elles ne reposent sur aucune preuve, mais uniquement sur des intuitions, des soupçons, des procès d’intention, des doutes, des questionnements, et sont pourtant présentées comme des vérités.
Deux études ont été réalisées en décembre 2017 et décembre 2018 par l’IFOP [14], [15] pour la Fondation Jean Jaurès et l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) auprès d’un échantillon de la population française. Ces deux enquêtes, menées avant la crise sanitaire, ont démontré que seul un Français sur cinq est hermétique aux théories du complot. À l’inverse, près d’un Français sur quatre y est particulièrement poreux : entre 20 et 25 % des sondés disaient adhérer à au moins cinq des dix énoncés complotistes qui leur ont été présentés. L’adhésion à ce type de croyances concerne donc, à différents degrés, près de quatre personnes sur cinq : cela suggère qu’il s’agit d’un phénomène psychique universel, une pente naturelle de l’esprit humain.
Des chercheurs ont interrogé le phénomène conspirationniste sous l’angle sociologique et politique. Certains considèrent que les théories du complot pourraient jouer un rôle bénéfique dans l’équilibre démocratique. Elles constitueraient un contrepoids dont se servent les faibles pour diminuer le pouvoir des puissants : elles permettent aux personnes défavorisées, aux minorités, aux mouvements émergents, de rivaliser politiquement avec les grandes structures instituées. Selon les auteurs, les théories conspirationnistes contribuent à favoriser les bons comportements chez les puissants, elles encouragent la transparence de la vie publique et le travail d’objectivité des médias [45], [46]. Leurs travaux suggèrent que, contrairement à une idée reçue, l’adhésion aux croyances conspirationnistes ne s’est pas accentuée ces dernières décennies. Les chercheurs ont analysé le contenu de plus de 120 000 courriers adressés entre 1890 et 2010 au New York Times et au Chicago Tribune. Ils ont observé que les contenus en lien avec des thèses conspirationnistes sont variables au cours du temps, mais qu’ils n’ont pas particulièrement augmenté ces dernières décennies. C’est seulement leur visibilité qui a été spectaculairement favorisée par l’arrivée d’Internet puis des réseaux sociaux, depuis les années 2000.
En revanche, ces recherches ont observé que l’adhésion aux théories du complot connaît une augmentation à chaque moment de crise [46]. Les grandes crises ont toujours été favorables à la production et la propagation de thèses conspirationnistes. On en observe les rebonds dès le XIe siècle dans les sectes millénaristes, au moment de la Révolution française à la fin du XVIIIe siècle [26], ou plus récemment à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Les sentiments collectifs d’incertitude, d’angoisse, de perte de contrôle, suscités par le bouleversement des repères et la mise en cause des institutions, induisent un besoin de donner sens aux situations vécues [47]. Ce serait l’une des principales fonctions de ces théories que de donner forme au chaos, de le rendre représentable, pensable, en simplifiant drastiquement la réalité, en réduisant le nombre d’acteurs, d’enjeux, de facteurs, de variables, de forces en présence : dans la pensée conspirationniste, l’Histoire se résume à une succession de complots, menés par un petit groupe tout-puissant et tout-mauvais qui conspire cyniquement contre le peuple bon et faible. Le groupe conspirateur y est perçu comme présentant une extraordinaire homogénéité et longévité : il est a-conflictuel et anhistorique.
Nous proposons ici d’interroger la place et la fonction des croyances complotistes face aux « crises ». Nous présenterons d’abord une revue de la littérature scientifique consacrée ces derniers mois aux théories du complot relatives à la crise collective que traverse le monde face à la pandémie de COVID-19. Ensuite, nous défendrons l’intérêt d’une approche clinique et psychopathologique du conspirationnisme, envisagé comme une solution psychique face à une crise existentielle, individuelle.
2. Théories complotistes et crise du COVID : une revue de la littérature
Les travaux qui abordent les théories conspirationnistes liées à la crise du COVID ont occasionné un nombre considérable de publications scientifiques ces derniers mois, dont nous proposons ici de présenter une revue des principaux résultats. Ces recherches s’inscrivent essentiellement dans les champs de la psychologie sociale, de la psychologie médicale, de la psychologie différentielle, en sciences politiques, ou encore en santé publique.
Une étude a observé des taux d’adhésion aux croyances conspirationnistes relatives au COVID très préoccupants [16]. Les auteurs ont trouvé qu’environ la moitié de la population britannique adhère, à un niveau plus ou moins élevé, à certaines théories du complot en lien avec la crise sanitaire : le virus est un canular, le confinement est un instrument de contrôle des masses, le virus est une arme bactériologique, il a été créé par les élites pour établir un nouvel ordre mondial, les gouvernants disposent d’un vaccin mais le cachent à la population, etc. Ces résultats ont toutefois été nuancés par d’autres chercheurs, qui mettent en cause la formulation des questionnaires utilisés pour cette enquête [41].
La littérature fait parallèlement état de facteurs individuels prédisposant à l’adhésion ou à la diffusion des théories conspirationnistes sur le COVID-19 : une inclination pour les théories du complot en général, un plus petit niveau d’instruction [22], une faible connaissance de la maladie et un niveau d’anxiété élevé [38], l’acceptation de politiques xénophobes, l’attitude plutôt défavorable envers les groupes marginaux [33], ou encore une posture nationaliste [40].
Sans surprise, la littérature scientifique s’accorde largement pour considérer que la frange de la population poreuse au complotisme est moins susceptible de se soumettre aux recommandations gouvernementales liées aux risques de contamination, telles que le lavage des mains, la distanciation sociale, le port du masque, et le recours aux tests diagnostiques [1], [3], [4], [11], [16], [27], [30], [31], [32], [33], [42]. Les études font aussi état d’une plus grande réticence à l’égard de la vaccination contre le coronavirus chez les personnes présentant des croyances conspirationnistes [2], [16], dans un contexte où l’on observe une croissance spectaculaire des discours « anti-vaccins » d’une façon générale : une étude réalisée à partir des données échangées sur le réseau social Facebook prévoit que la position « anti-vaccins » pourrait même devenir majoritaire d’ici une dizaine d’années [29].
Toutefois, deux cas de figures spécifiques semblent encourager les adeptes des croyances conspirationnistes vis-à-vis de la pandémie à suivre les recommandations sanitaires. Dans un premier cas, cela apparaît chez les partisans de la thèse de l’origine humaine du virus. Les comportements préventifs répondent alors ici à un besoin essentiellement individuel (celui d’assurer sa propre protection et d’en retirer un bénéfice personnel), sans jamais s’inscrire dans une préoccupation tournée vers l’altérité, de réduction de la contagiosité [27]. Dans un deuxième cas, les individus qui, au cours de l’épidémie, présentent de façon générale une inclination de base pour les théories du complot, tendent à se conformer aux règlementations sanitaires lorsqu’ils perçoivent parallèlement un risque de mort pour eux-mêmes, ce qui alimente en retour leur motivation à se protéger [31].
Cette crise démontre ainsi une fois de plus que la circulation de fausses nouvelles et l’adhésion aux théories conspirationnistes n’est pas qu’un folklore idéologique marginal et sans conséquence : il concerne une partie très importante de la population, avec un impact potentiellement dramatique en termes de santé publique. C’est ce qui a amené le Directeur général de l’OMS (Tedros Ghebreyesus), le 15 février dernier, à utiliser le terme d’« infodémie » (infodemic), soulignant que « les fausses nouvelles se répandent plus vite et plus facilement que le virus, et qu’elles sont tout aussi dangereuses ».
Alors qu’on n’observe habituellement pas de différence significative dans l’adhésion aux théories du complot en fonction du genre, il semblerait que les femmes soient moins poreuses aux croyances conspirationnistes liées au COVID que les hommes, et ce, quelle que soit leur appartenance politique [8]. L’adhésion aux croyances conspirationnistes liées au COVID est bien entendu corrélée à l’adhésion aux théories conspirationnistes en général [22]. Par ailleurs, plusieurs travaux ont souligné le rôle fondamental des réseaux sociaux dans la propagation des théories conspirationnistes, notamment lorsqu’ils sont utilisés comme source d’information [1], [25].
Enfin, des chercheurs se sont intéressés aux liens entre conspirationnisme et niveaux de stress. Une étude a observé une indépendance entre les croyances complotistes relatives à la crise sanitaire et le niveau de stress face à la pandémie rapporté par les individus [22]. En revanche, une autre étude menée auprès de personnels de santé au Pérou a observé des liens positifs entre l’adhésion aux théories du complot sur le COVID-19 et la détresse psychologique, l’existence de troubles anxieux, et l’insatisfaction dans la vie et au travail [9]. On retrouve la même contradiction dans les résultats des travaux scientifiques qui s’intéressent au conspirationnisme en dehors du cas particulier de la crise du coronavirus : certains travaux ont repéré un lien positif entre l’anxiété et l’adhésion à des croyances conspirationnistes, quand d’autres n’ont pas observé cette corrélation [23]. Il paraît dès lors nécessaire d’aller au-delà des résultats strictement empiriques, et d’interroger la dynamique psychique dans laquelle s’inscrit l’adhésion à des croyances conspirationnistes.
3. Pour une clinique du conspirationnisme
On peut regretter que la psychologie clinique ne soit pas davantage représentée dans la littérature scientifique consacrée au conspirationnisme. Elle peut permettre de mieux comprendre la fonction jouée par les thèses complotistes dans l’équilibre psychique de leurs adeptes. Nous proposons de présenter ici quelques hypothèses concernant les enjeux psychiques et psychopathologiques qui sous-tendent ce phénomène.
3.1. Des « théories sexuelles infantiles » aux théories du complot
En référence au modèle psychanalytique et au cadre conceptuel métapsychologique développé par S. Freud, nous avons proposé ailleurs [34], [35] de considérer les croyances conspirationnistes à la lumière de la notion freudienne de « théorie sexuelle infantile » [18]. Freud souligne que les premières élaborations théoriques de l’enfance concernent la naissance et la sexualité, et qu’elles ont la particularité de reposer sur des déterminations davantage pulsionnelles que rationnelles : la pensée y est mise au service du désir, souvent au détriment d’une appréhension juste de la réalité. De la même façon, les théories conspirationnistes constituent un simulacre de pensée (prenant parfois l’apparence d’une rigueur scientifique) qui fournit une satisfaction à différents dynamismes pulsionnels, qu’elles vectorisent et canalisent.
Ces théories constituent d’abord une satisfaction au « besoin de croire » [13] : à l’instar d’une religion, elles fournissent une illusion de maîtrise de l’environnement. Mais à l’inverse des religions monothéistes, les théories du complot figurent un père tout-mauvais, à qui il est possible d’adresser sans nuance sa haine et sa destructivité. En cela, elles se rapprochent des religions archaïques et des mythologies antiques. La figure d’autorité y est sauvée au prix d’une diabolisation : face à une crise, à un événement catastrophique dont on n’a pas su nous protéger, il peut paraître préférable de se représenter un État malveillant plutôt qu’impuissant, un père mauvais plutôt que faible.
Par ailleurs, la théorie du complot répond au « besoin de savoir » [12] sous-tendu par le besoin de voir : la pulsion épistémophilique s’étaye sur la pulsion voyeuriste [17]. Le discours complotiste est saturé en références au regard, dans sa double valence active/passive (voir et être vu). Le versant exhibitionniste donne lieu à la conviction d’être observé, épié, pisté, jusque dans l’intimité de son corps (par le biais de puces implantées par les vaccins, ou encore des ondes émises par les compteurs électriques), ainsi qu’en témoigne dans le discours complotiste la référence itérative à l’univers orwellien. Dans sa dimension active, voyeuriste, il s’agit dans le militantisme complotiste de dévoiler le caché, d’éclairer l’invisible, et tout particulièrement de révéler le renversement vérité/illusion : on nous ment et la Vérité est ailleurs. Dans l’une des rares publications consacrées au complotisme dans un abord psychanalytique, Sarah Troubé souligne le caractère paradoxal de la fascination pour l’image dans la démarche complotiste. L’image est à la fois objet de déni à visée anti-traumatique (les images des attentats du 11 septembre 2001 sont réduites à des trucages) et soumise à toutes les interprétations à partir des détails les plus insignifiants (la couleur des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi fournit la preuve d’une implication de l’État dans la tuerie de Charlie Hebdo) [44]. Citant les travaux de Serge Tisseron, l’auteure ajoute que le détour par l’image soutient le déploiement de mécanismes de défense archaïques, schizo-paranoïdes (déni, projection, clivages), qui protègent le sujet face à la potentialité effractante d’un aspect traumatogène de la réalité.
Ces croyances pourraient également constituer une solution au conflit psychique inconscient entre un désir passif-féminin, et la réaction défensive contre ce même désir, que la psychanalyse a qualifié de « refus de la féminité » [20]. Car c’est bien contre un tel désir que se défend corps et âme le complotiste dans son discours, ainsi que le résumait le rappeur Orelsan en 2017 : « Illuminati ou pas, qu’est-ce que ça change ? tu te fais baiser. » En effet, la certitude première du complotiste n’est pas d’être persécuté, mais manipulé [44], et l’entité comploteuse agit toujours dans le dos du peuple, qui se fait abuser, berner, tromper, entuber… L’adhésion à des thèses complotistes permet de se défendre contre un tel désir passif (et les angoisses d’intrusion/pénétration qu’il occasionne), par un retournement de la passivité en activité, dans la dénonciation de complots imaginaires, qui condense une position identificatoire féminine et la lutte contre celle-ci.
3.2. « Ceci n’est pas une paranoïa » : enjeux psychopathologiques du conspirationnisme
On qualifie volontiers les théories complotistes de paranoïaques. Pourtant, si la conférence princeps de Richard Hofstadter consacrée à la pensée conspirationniste s’intitule Le style paranoïaque dans la politique américaine [26], l’auteur se défend de diagnostiquer la maladie mentale chez les politiciens auxquels il fait référence. De même, plus récemment, dans l’essai qu’il a consacré au complotisme, Rudy Reichstadt soulignait que le conspirationnisme n’est pas un trouble mental : il relève du discours politique plus que de la psychiatrie [36]. Il nous semble toutefois essentiel pour la recherche clinique sur le conspirationnisme de ne pas balayer trop rapidement l’hypothèse psychopathologique. L’adhésion à une croyance conspirationniste n’est évidemment pas, en soi, le symptôme d’un trouble mental : elle est extrêmement fréquente, et ne constitue pas, en tant que telle, une source de souffrance, d’inadaptation, ou de handicap, dans la vie quotidienne des personnes concernées. Pour autant, elle n’est pas sans lien avec une certaine modalité de souffrance psychique. Une récente revue de littérature portant sur la recherche psychologique dans le champ des théories du complot soulignait que de nombreux travaux empiriques ont observé un lien significatif entre l’adhésion à des croyances complotistes et des traits de personnalités paranoïaques, schizotypiques, ou une idéation délirante chez des sujets non cliniques [23]. Par ailleurs, notre expérience en services de psychiatrie nous a amenés à rencontrer la pensée conspirationniste chez des patients s’inscrivant dans le vaste champ psychopathologique des souffrances narcissiques-identitaires et des fonctionnements « limites ». Cette observation soulève la question de la fonction jouée par la pensée conspirationniste dans l’équilibre psychique de ces patients.
Le politologue français Pierre-André Taguieff, spécialiste des extrémismes politiques et des théories du complot, propose de repérer quatre principes de structuration des croyances conspirationnistes :
-
•
rien n’arrive par hasard ;
-
•
tout événement relève d’une intention cachée ;
-
•
les apparences sont toujours trompeuses ;
-
•
tout est lié [43].
La pensée conspirationniste excelle ainsi à donner forme au chaos du monde, en inventant des liens, des causalités, en rapprochant des éléments épars. Autrement dit, cette modalité de pensée consiste (et vise) à produire artificiellement et abusivement du sens : c’est une stratégie d’hyper-symbolisation. Cette caractéristique centrale de la pensée complotiste la rapproche du phénomène délirant. En effet, la psychose se caractérise initialement par une désymbolisation catastrophique : elle s’inaugure par un démantèlement subjectif, où règnent la déliaison, la perte de sens, l’effondrement des repères narcissiques (dépersonnalisation psychotique, indifférenciation intersubjective, perte de l’évidence naturelle selon l’expression célèbre de W. Blankenburg). L’émergence délirante qui succède souvent à ce premier temps apparaît alors comme une tentative de réorganisation face à la dislocation : déjà en 1911, E. Bleuler décrivait dans le processus schizophrénique une Zerspaltung primaire, phase de désagrégation initiale, à laquelle succède la Spaltung proprement dite, opération de clivage permettant une réorganisation (quoique morcelée) de la vie mentale [5]. Dans ces conditions, l’émergence de la pensée délirante peut être comprise comme une réaction défensive radicale face à la catastrophe, qui en passe par la réinjection forcenée d’une signifiance, une hyper-symbolisation. C’est aussi ce qu’a décrit en 1958 le psychiatre allemand Klaus Conrad sous le terme d’apophénie (Apophänie) dans la schizophrénie débutante [10]. Le délire peut ainsi être vu comme un trop-plein de sens : dans l’expérience psychotique, tout est signifiant, plus rien n’est contingent.
La pensée conspirationniste pourrait donc jouer un rôle comparable, dans un contexte de fragilité narcissique, à celui que vise le délire dans la psychose : elle contribue à colmater les discontinuités psychiques laissés par les traumas précoces, les expériences agonistiques primitives décrites par D.W. Winnicott, et si fréquemment rencontrées dans la clinique des souffrances narcissiques-identitaires [37]. À l’instar du délire, la croyance conspirationniste soutient les défenses narcissiques de ceux qui y adhèrent, et peut être considérée comme l’équivalent collectif, culturel, d’une production délirante [44].
Toutefois, idéologie et délire ne sont pas équivalents. S’ils ont en commun d’être en grande partie imperméables aux arguments et aux preuves, ils se différencient par au moins deux caractéristiques majeures. D’une part, l’idéologie conspirationniste est partageable : elle remplit même une fonction socialisante, puisqu’elle agglutine des individus qui se regroupent, voire s’organisent, autour de croyances communes. Contrairement au paranoïaque, le complotiste n’est pas seul contre tous, puisqu’il dénonce au contraire le complot de quelques-uns contre la foule dont il se réclame. D’autre part, cette idéologie se traduit volontiers en actes, et influence le système de croyances de celui qui y adhère.
À l’inverse, le délire se déploie dans une pensée autistique [5], dans un univers narcissique [19], et n’est pas partageable : l’expérience clinique montre que deux paranoïaques ne font jamais front commun, mais se considèrent au contraire comme mutuellement fous. Par ailleurs, le délire n’a qu’un impact très indirect sur les transactions du malade avec le monde : il est inconséquent [28], [39], et peut évoluer aux côtés de croyances contradictoires sans les influencer (phénomène qualifié par Bleuler de « double-comptabilité » [5], et attribué par Freud au mécanisme de « clivage du moi » [21]).
4. Conclusion : le complotisme face à l’absurde
En 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, Albert Camus posait la question philosophique du suicide : la vie vaut-elle ou non la peine d’être vécue ? Avec Le Mythe de Sisyphe, Camus introduit la « position absurde » [6]. Chez beaucoup de philosophes, l’absurdité de la vie constitue un aboutissement, une conclusion issue de leur réflexion métaphysique. Bien souvent, ils sont tentés de l’escamoter, par la référence au divin (S. Kierkegaard) ou à la transcendance (E. Husserl). Camus invite au contraire à considérer l’absurde comme un point de départ : pourquoi et comment vivre une vie absurde ? Il définit l’absurde comme « la confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde » [7]. Cette référence centrale chez Camus au « silence du monde », qui fait penser au « silence de Dieu » chez les croyants, fait aussi écho à son histoire personnelle, puisqu’il a grandi auprès d’une mère qu’il décrit comme quasi mutique, et probablement déprimée dans les premières années de vie de Camus puisqu’elle fut veuve très tôt, alors qu’Albert n’a que quelques mois : autrement dit, Camus a grandi auprès d’une « mère morte », au sens qu’en donne le psychanalyste André Green [24].
La « position absurde » défendue par Camus implique de regarder en face le caractère insensé de la vie, de supporter le silence que le monde oppose à notre demande de sens. Au contraire, la tentation est grande de contrebalancer l’absurde par le recours désespéré à un excès de sens, puisé dans une idéologie quelle qu’elle soit, parfois au détriment de la morale, quitte à justifier les pires agissements, à autoriser le meurtre au nom du Bien (ce que Camus qualifie de nihilisme). C’est le sujet de L’Homme révolté, publié en 1951, dans lequel Camus dénonce le communisme stalinien [7] : cela lui vaudra de se mettre à dos une grande partie du monde intellectuel français de son époque, notamment les existentialistes, jusqu’à se brouiller avec son ami Jean-Paul Sartre.
À l’instar de nombre d’idéologies, le fantasme du Grand Complot constitue un escamotage de l’absurde : il fournit une représentation cohérente et simple du monde, auquel il restitue artificiellement un sens, dont il structure le chaos, lui déniant toute forme de hasard et d’incertitude. Probablement occupe-t-il aujourd’hui la place laissée en partie vacante par les grands discours idéologiques, qu’ils soient religieux ou politiques, et qui ont longtemps assumé cette fonction défensive face l’angoisse existentielle. Renoncement moral autant qu’intellectuel, le conspirationnisme a le mérite d’étouffer, au moins provisoirement, le silence du monde, qui se fait peut-être plus assourdissant encore en période de « crise », qu’elle soit sanitaire ou existentielle, collective ou individuelle.
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
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