Depuis plus d’un an, la pandémie due au SARS-CoV-2 met sous forte tension le système de santé, et plus particulièrement les unités de soins critiques, avec le risque répété d’une saturation. Des stratégies de priorisation ont dû être réfléchies quant à l’instauration ou la poursuite d’une réanimation [1], [2], [3], [4], en un dilemme éthique popularisé par la question : « À qui attribuer le dernier respirateur ? » [5].
Au quotidien, les équipes de réanimation ont l’habitude de prioriser, en particulier sur des critères médicaux objectifs, les patients pouvant potentiellement bénéficier d’un séjour en soins critiques. Dans le contexte actuel inhabituel et tragique d’afflux massif et prolongé de patients au gré de vagues épidémiques successives, penser un tri apparaît au premier abord insupportable et l’expérience du triage indicible :
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comment concevoir qu’un patient pourrait ne pas recevoir les soins dont il a besoin ?
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comment appréhender qu’un patient puisse être privilégié par rapport à un autre ?
Penser le tri est pourtant essentiel. Ne pas y réfléchir, ce serait prendre le risque d’une éthique d’exception foncièrement injuste guidée par une attention exclusivement égalitariste (comme le tirage au sort ou une priorisation par ordre d’arrivée), ou une considération utilitariste (excluant les plus vulnérables ou priorisant l’utilité sociale ou le statut parental), une compréhension évènementielle (favorisant certaines catégories de patients au détriment d’autres : patients non COVID versus patients COVID, patients de soins programmés versus patients urgents), ou encore une approche soumise à des émotions non maîtrisées. Fixer un cadre opérationnel rationnel qui « promet une décision moralement juste et techniquement efficace dans le désordre et le fracas » est indispensable [6]. Les stratégies de priorisation visent théoriquement à sauver le plus de vies (ou le plus d’années de vie) en allouant les ressources à ceux qui ont le plus de probabilité d’en bénéficier. En pratique, trouver un équilibre entre « quantité » de vie et « qualité de vie » apparaît nécessaire.
Un tri, pour être opérationnel, doit s’appuyer sur des critères objectifs identifiés et hiérarchisés dans le respect des principes éthiques et des valeurs du soin. Dès cet énoncé, on comprend la difficulté de la tâche, nécessitant des critères suffisamment robustes et pertinents.
Pour être robustes, ils devraient être issus de facteurs pronostiques clairement identifiés par la médecine fondée sur les preuves de l’evidence-based-medecine (identification qui a pu être rendue difficile par l’émergence d’une nouvelle maladie virale).
Pour être pertinents sur le plan clinique, ils devraient intégrer à la fois d’une objectivation de paramètres cliniques et d’une subjectivation de ces paramètres par le clinicien (permettant, lors de la rencontre directe avec le patient, le recueil de ses préférences et volontés et la compréhension de la singularité de sa situation).
Pour être pertinents sur le plan sanitaire, ils devraient être adaptés en permanence à l’évolution de la situation entre tension et saturation (adaptation rendue impossible par le choix figé de critères catégoriels tels que l’âge).
Pour être pertinents sur le plan collectif, ils devraient comprendre une mise en commun démocratique des éléments du débat et communiqués de façon transparente. En amont des pratiques médicales, les stratégies de priorisation engagent la société toute entière et dépendent directement des politiques de santé et des contraintes économiques. Reste qu’en cas d’insuffisance des seuls critères médicaux pour une décision, la question de leur identification et de leur hiérarchisation et des personnes ainsi responsables (experts ? politiques ? citoyens ?) reste posée. Au-delà de la question difficile des critères, chaque patient a a priori un potentiel de réversibilité et aucune décision ne peut être prise sans avoir examiné le patient.
Penser le tri apparait utile, fixer un cadre opérationnel est indispensable. Pourtant, à l’impossible, nul n’est tenu : aucun critère pris isolément ne permettra jamais de saisir toutes les valeurs pertinentes pour établir une quelconque priorité ; aucun algorithme, schéma ou score de priorisation ne saura jamais répondre aux exigences éthiques de la décision médicale et concilier l’efficience des soins et la justice distributive d’une part, sans oublier les impératifs éthiques de bienfaisance, de non-malfaisance, de respect de l’autonomie et de la dignité des personnes d’autre part. De fait, au moins autant que le choix des critères et leur hiérarchisation eux-mêmes, la qualité des processus par lesquels ces stratégies sont mises en place est primordiale pour qu’ils soient légitimes, c’est-à-dire alliant justice et justesse, afin d’être acceptables moralement par tous, soignés, soignants, et citoyens [7].
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références
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