Plus d’un demi-siècle après la croissance de la médecine familiale à partir de ses racines dans la pratique générale, nous pouvons réfléchir aux influences remarquables que les premières générations de médecins de famille ont eues sur notre spécialité, notre profession, nos établissements et les systèmes de santé. Des pionniers ont émergé de petites cliniques, souvent dans de petites villes, pour développer nos premiers programmes, départements et publications. Ils ont revendiqué notre territoire clinique et intellectuel, longtemps régi par d’autres spécialités universitaires. Ils ont établi le fondement de la médecine familiale à titre de spécialité distincte, ont fait la synthèse des connaissances, des compétences et des attitudes requises pour répondre aux besoins en soins de santé de la plupart des personnes la plupart du temps.
Les premiers chefs de file en médecine familiale étaient des perturbateurs créatifs et faisaient partie d’un mouvement de contre-culture pour réformer les soins de santé, la formation médicale et la justice sociale. Ils recherchaient des données probantes pour la pratique, des services de la part des établissements, l’imputabilité envers les communautés et l’humanisme dans les soins. Nombreux sont ceux qui se sont avancés et ont découvert en eux-mêmes de nouvelles capacités. Au besoin, ils se sont réinventés pour relever les défis.
Suivant les voies tracées par ces premiers visionnaires, des générations de diplômés d’un programme de résidence en médecine familiale ont poursuivi la route avec une nouvelle identité professionnelle et un profil défini de compétences cliniques. Certains sont retournés dans le milieu universitaire pour élaborer des cursus, former des enseignants, et mettre sur pied des unités d’enseignement et des programmes de recherche. Ils ont institutionnalisé les innovations en médecine familiale dans les facultés de médecine, les hôpitaux et les systèmes de soins. D’autres ont aidé à faire progresser la recherche, le leadership et les politiques. Plusieurs ont gagné, pour eux et pour la médecine familiale, le respect des autres spécialistes et professionnels.
Les générations subséquentes de leaders ont rajouté une formation spécialisée en éducation, en recherche, en politiques et en gestion. Cependant, les pionniers n’apportaient que l’expérience au quotidien et la trousse à outils du médecin de famille. Qu’y a-t-il dans l’expérience vécue des médecins de famille qui habilite un tel leadership? La compréhension de l’expérience et des atouts de ces médecins de famille pourrait nous aider à pérenniser leur vision, leur créativité et leur efficacité.
Les médecins de famille sont interpersonnels
Les médecins de famille s’intéressent aux récits des gens. Ils s’impliquent dans les interactions interpersonnelles, munis de solides compétences en communication et de leur engagement envers les soins centrés sur les relations. Ils interagissent avec les patients, les membres de l’équipe, les apprenants, les administrateurs et les critiques, souvent au sujet de questions intensément personnelles et durant des moments difficiles.
Les soins à la personne dans son ensemble exigent la continuité. La médecine familiale exerce sa magie avec le temps, au fil des problèmes et grâce aux relations continues entre les patients et les médecins. Les médecins de famille comprennent que le travail n’est pas nécessairement tout accompli en une seule rencontre.
Les médecins de famille traversent des situations complexes et sont fidèles au principe de la décision partagée. Ils tiennent compte des préférences du patient et réfléchissent à leurs propres valeurs. Ils négocient dans des situations de conflit au sein des familles, des équipes et des organisations. Ils s’adaptent aux choix des patients tout en préservant les normes professionnelles.
Les soins primaires sont un sport d’équipe. Les médecins de famille travaillent et s’épanouissent avec des partenaires dans de nombreux rôles. Ils collaborent avec des personnes, des groupes et des communautés. Ils apprécient les habiletés à leur juste valeur, sans égard aux étiquettes professionnelles ou à la hiérarchie.
Les soins de santé ont toujours été une entreprise centrée sur la personne, enrichie par les relations, la finalité et le sens. Ces principes fondamentaux de la médecine familiale habilitent les médecins à gérer les défis auxquels sont confrontés les professionnels, les équipes et les organisations voués au service avant tout.
Les médecins de famille sont spécialistes de l’intégralité
Les médecins de famille apportent une perspective généraliste importante, mais de plus en plus rare, dans les soins aux patients et les systèmes de santé. Ils sont prêts à aborder tous les problèmes, quels que soient la maladie, l’organe ou la technologie. Ils voient le patient comme une personne tout entière, et assument la responsabilité des personnes et de leurs problèmes plutôt que se limiter aux protocoles et aux procédures.
La portée de la pratique des médecins de famille est inégalée. Ils dispensent des services pour des problèmes aigus et chroniques, la prévention, la santé mentale et le changement comportemental. Ils travaillent aux services d’urgence, dans les salles d’opération, les unités de soins intensifs, les chambres de maternité, les unités de réadaptation, les établissements de soins de longue durée, les soins à domicile et les lieux de travail des patients. Personne ne peut être un expert dans toutes les surspécialités, mais l’ampleur unique de la portée de la médecine familiale donne un aperçu de la formation, de l’approche et de la vie en pratique de tous les médecins.
La médecine familiale est la spécialité des soins à des patients indéterminés ayant des problèmes non définis. Les médecins de famille font plus que diagnostiquer et traiter des maladies; ils prennent en charge la morbidité, font la promotion de la santé et prennent soin des personnes dans leur entier. Ils sont des observateurs des patients avec une vision à long terme.
Les soins primaires concernent la solution de problèmes, même si un diagnostic exact ou un traitement précis n’est pas possible. Les médecins de famille peuvent distinguer l’urgent du gérable. Ils se concentrent sur des solutions pratiques et des objectifs axés sur le patient, parce qu’ils comprennent les valeurs des patients.
Ils voient la situation dans son ensemble, épousent la notion holistique et mettent cette perspective globale en pratique dans un travail efficace avec les familles, les équipes et les systèmes complexes. La réflexion sur le plan systémique aide les médecins de famille à apporter leurs contributions et à diriger à tous les niveaux dans des circonstances difficiles et changeantes.
Les médecins de famille maîtrisent des compétences généralistes
Les médecins de famille ont l’expérience de l’évaluation des risques, des bienfaits et des préjudices, et du juste équilibre entre eux. Ils savent que, dans la pratique, il ne s’agit pas d’échelles linéaires, mais bien d’une grille multidimensionnelle de probabilités, de valeurs et de choix. Ils comprennent la science et se concentrent sur sa mise en application en réponse aux besoins des patients. Ils prennent des décisions difficiles dans un contexte d’incertitude. Ils savent jongler entre des objectifs en concurrence, travaillent dans des milieux où règnent des pénuries et appliquent avec habileté les meilleures données probantes accessibles pour dispenser les meilleurs soins possibles.
Les médecins de famille sont des maîtres multitâches et des experts dans la gestion de demandes concurrentes. Ils sont aussi des apprenants professionnels durant toute leur vie et tirent rapidement des leçons de leurs réussites comme de leurs échecs. Ils reconnaissent très bien leurs limites, et reconnaissent les problèmes et les possibilités qui dépassent leur expertise. Ils connaissent aussi les limites de la science dans la réponse à de nombreuses questions importantes.
Les médecins de famille savent comment mobiliser des consultants et établir des relations complémentaires avec d’autres experts et professionnels de la santé. Ils orchestrent des demandes de consultation, font la synthèse des avis et aident les patients à prendre une décision.
Ces compétences approfondies de généralistes aident les médecins de famille à appliquer leur perspective à l’édification et à la gestion de systèmes complexes durant des périodes difficiles. Cette capacité de synthèse crée une vision qui peut servir à faire croître des organisations, à rassembler des ressources humaines et matérielles, à faire un juste équilibre entre les traditions valorisées et les innovations à valeur ajoutée, à résoudre des problèmes en constante évolution et à saisir les possibilités émergentes.
Les médecins de famille exercent dans les communautés
Par tradition, les médecins de famille travaillent et vivent souvent dans les communautés qu’ils servent, reliées aux quartiers avoisinants de leurs cliniques. Ils connaissent les écoles, les commerces et les lieux de culte.
Les médecins de famille dans les cliniques communautaires ont une expérience pratique de l’exploitation d’une petite entreprise; ils transigent avec des employés, des avocats, des comptables, l’impôt, les dépenses, la dette et des préoccupations comme une inondation au sous-sol de la clinique. Ils ont signé des chèques, tant au recto qu’au verso.
Bien sûr, ce ne sont pas tous les médecins de famille qui portent toutes ces couleurs, et tous n’occupent pas ou ne se prévalent pas des fonctions de leadership organisationnel. La plupart des médecins de famille se concentrent sur le dur labeur de prendre soin des personnes dans leur communauté. De même, d’autres médecins et professionnels possèdent certains de ces attributs. Quoi qu’il en soit, les médecins de famille peuvent mettre à contribution cet éventail complet pour relever tous les défis.
Munis de cette perspective et de cette préparation, des médecins de famille ont dirigé de nombreuses importantes avancées, dont les soins centrés sur la personne, les données probantes axées sur le problème concerné, la qualité des soins, la sécurité des patients, la formation fondée sur les compétences, les soins primaires axés sur la communauté, les lignes directrices de pratique clinique et la recherche participative dans la communauté. Ils sont devenus les champions des soins holistiques, de l’équité en santé, de la recherche qualitative, des humanités médicales et du bien-être des cliniciens.
Les fondements pour les nouveaux leaders
Les soins de santé et la médecine familiale évoluent. La plupart des médecins travaillent dorénavant au sein de groupes plus larges. La plupart des universitaires passent maintenant directement de la formation au corps professoral. La portée de la pratique est souvent moins vaste, et la relation patient-médecin est parfois moins profonde. Des organisations géantes dirigent les soins médicaux, favorisant souvent les contrats au détriment de la continuité. De tels changements menacent de plus en plus le bien-être des médecins.
Évidemment, nos nouveaux diplômés ont de nouvelles compétences. Ils sont mieux préparés à prendre en charge la comorbidité et la polypharmacie, à gérer les maladies chroniques, à travailler en équipes interdisciplinaires, à utiliser la technologie et à s’associer avec diverses communautés.
Le mouvement contre-culture de la médecine familiale a survécu, mais il faut raviver la flamme. Les échecs de la réforme des soins de santé en frustrent plusieurs. Même si le Canada a évité certaines défaillances qu’a connues le système des États-Unis, nous nous débattons tous pour attirer et former assez de médecins de famille, les soutenir au besoin dans la pratique, et les outiller pour améliorer les soins aux patients et la santé de la population.
Les réussites des pionniers et des premières générations de médecins de famille peuvent encore inspirer le leadership.
La continuité des soins est une valeur fondamentale pour les cliniciens, les patients et la médecine familiale. Elle améliore les soins aux patients et la santé de la population, sans compter qu’elle ajoute de la valeur aux systèmes de santé. Nous devons renouveler notre engagement à être là pour nos patients et à entretenir des relations à long terme, empreintes de compassion. Nous devons offrir à nos stagiaires des expériences de continuité qui leur démontrent la valeur de la médecine familiale et apportent l’épanouissement qui a soutenu des générations de médecins de famille.
La pratique communautaire a été le fondement de l’accès aux soins, de la connexion avec les ressources, de la compréhension de la vie des patients et de la prise en compte des déterminants sociaux de la santé. Elle a aussi contribué à intégrer les soins aux patients et la santé populationnelle pour combler les lacunes révélées par la pandémie de la COVID-19. Les stagiaires devraient connaître la vie des communautés qu’ils servent. De telles expériences devraient être valorisées dans les carrières universitaires.
Des soins complets exigent de répondre aux besoins urgents des patients au même titre que le rythme des soins complets qui bâtit les relations. Les stagiaires et les praticiens, même ceux qui travaillent dans les milieux universitaires, doivent explorer de meilleures façons de fournir des soins aux patients qu’ils servent.
De nos jours, les soins de santé ont besoin de leaders compétents, réfléchis et courageux. Nous croyons que les médecins de famille peuvent être les agents de changement dont nous avons besoin pour améliorer les soins, la santé et les systèmes. Personne n’a une meilleure préparation ou des perspectives plus riches.
Footnotes
Remerciements
Nous remercions nos collègues pour leurs commentaires sur les ébauches de ce texte : le Dr Roger Strasser, professeur de santé rurale à l’Université du Waikato à Hamilton (NZ); le Dr Theodore J. Phillips, professeur clinicien émérite de médecine familiale à l’Université de Washington à Seattle (É.-U.); Toby Keys, professeur adjoint d’enseignement à l’Université de Washington à Seattle (É.-U.); Kathryn E. Phillips, agente principale de programme à la California Health Care Foundation à Oakland (É.-U.); la Dre Jane Uygur, praticienne générale universitaire au Royal College of Surgeons à Dublin (Irlande); et le Dr Mark Murphy, praticien général à Dublin.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the November 2022 issue on page 801.